Ne pas baisser sa garde. Contrôler ses gestes. Ne pas laisser la peur et la panique prendre le dessus. Rester mobile.
Telles étaient les instructions que Louise lui avait donné année après année lors de leurs séances d'entraînements matinales.
Aujourd'hui, à cet instant, seules ces pensées la maintenaient connectée à la réalité.
C'est dans cet apparent état second, où votre respiration paraît être la seule trace de vie que vous pouvez percevoir et qui semble vous guider, où votre cerveau commande à votre corps de se mouvoir et où l'adrénaline se répand à une vitesse phénoménale dans tout votre organisme, que se trouvait Aure à l'instant présent.
Elle se dirigeait vers le col où la bataille faisait rage, l'épée hors de son fourreau, levée devant elle, Louise courant derrière elle à perdre haleine en raison de sa petite taille.
Même si cette bataille était la dernière chose que ses yeux clairs et naïfs devaient voir de leur vie relativement courte, Aure était prête à faire ce sacrifice. Pour son père et son frère.
Sa famille avait besoin d'elle.
Son père était en grande difficulté, sa vieille blessure de guerre meurtrissant la chair de sa jambe gauche semblait exercer une douleur lancinante et le vieil homme ne paraissait pas pouvoir lutter encore bien longtemps.
Aure n'avait pas oublié les actes de son père, néanmoins, elle lui avait d'ores et déjà pardonné, prêtant cette colère soudaine à la surprise et à l'incompréhension.
Son père était un homme bon, du moins elle en était persuadée et, par amour, elle se sacrifierait pour Ulrich ou lui sans même l'ombre d'un doute.
C'est cette pensée qui lui permettra de rester debout et de ne pas sombrer dans la folie lorsque sa première victime se fera, car nul doute qu'Aure ne s'en sortirait pas sans combattre.
Elle entra dans cette fourmilière, sautant par dessus les cadavres, passant devant les visages où l'étonnement de voir une femme dans cette armée figeait les combattants des deux camps, sans même qu'il pensent à engager un combat avec elle.
Si bien qu'arrivée à quelques mètres de son père, personne n'avait osé lui barrer le passage.
Cela fut de courte durée car ,au même instant, un homme se positionna devant elle et lança son épée. Aure para le coup facilement avant qu'il ne l'atteigne au visage et rejeta le soldat, aidée de son pied.
Il bascula en arrière, heurtant violemment le sol, le casque le premier dans un bruit assourdissant.
Aure ne put se résoudre à lui ôter la vie à cet instant et se contenta de reprendre sa route.
Malheureusement, le soldat, toujours à terre tendit la main en sa direction et tira la seule partie de l'anatomie de Aure qu'il put saisir : sa cheville.
Aure tomba à son tour sur le sol dur et froid et se retourna juste à temps pour voir les yeux orageux de l'homme à quelques centimètres des siens.
Il s'était relevé et, placé au dessus d'elle tenta de lui asséner un coup mortel en pleine poitrine.
Mais Aure fut la plus rapide et enfonça son épée dans ce qui semblait être l'estomac de son assaillant, entre deux protections de son armure.
Un son guttural, comme un cri d'agonie qui la fit frissonner, s'échappa de ses lèvres, masquées par le lourd casque qu'il portait et il s'affaissa lentement sur la princesse avant de ne plus bouger.
Aure, à bout de souffle en raison de la peur qui l'avait assaillie et des efforts qu'elle avait du fournir pour rester en vie, repoussa avec peine ce pantin de côté.
Elle venait de faire son premier mort.
Un homme qui se battait pour une cause dont il ne comprenait certainement même pas la nature. Il était mort certainement pour assouvir le désir de pouvoir d'un tel, seigneur d'on ne sait quelle contrée lointaine, qui tirait les ficelles et ne se donnait nullement la peine de combattre aux côtés de ses guerriers.
Au premier abord, un meurtre semble être relativement simple du point de vue mécanique, pourtant, Aure dût admettre qu'il n'y avait rien de plus dur émotionnelement et elle saisissait toute l'étendue de la chose à cet instant, les remords l'accaparant de toute part.
Cela ne changeait rien au fait qu'elle avait tué ce soldat de sang froid, un mari, un père, un frère. Elle lui avait ôté la vie sans même une hésitation car telle était la question : tuer ou être tuée.
Une main se tendit devant elle pour l'aider à se relever, sa propriétaire n'étant autre que Louise.
Aure la saisit avec un sourire, heureuse de voir un visage ami en ces temps difficiles.
-Ça va ? l'interrogea alors Louise, soucieuse.
Pour toute réponse Aure désigna le corps sans vie du soldat inconnu.
-Est-ce toi qui l'as...? interrogea la jeune femme sans trouver la force de finir sa phrase et sans en avoir eu le temps avant que la princesse n'acquiesce avec tristesse.
-Nous sommes en guerre, Aurore.
Aure releva la tête avec surprise, Louise ne l'appelait jamais par son prénom. Elle devait être réellement déterminée à lui délivrer ce message.
Cela faisait deux fois en moins d'une heure, c'était sans indéniablement une sombre époque.
-Je t'interdis de te laisser détruire par cela. C'était toi ou lui et s'il faut tuer mille personnes de plus pour assurer ta survie, alors qu'il en soit ainsi. Je veux que tu me promettes de ne pas hésiter une seule seconde à tuer un soldat s'il se présente à toi. J'ai moi aussi dû tuer des êtres humains pour parvenir jusqu'à toi, ce n'était pas facile mais je n'ai pu que l'accepter.
Louise avait prononcé ces mots sans même cligner des yeux, son regard profondément ancré dans les yeux noisettes de la princesse, comme si elle avait pu lui communiquer toute sa détermination à travers un simple regard.
-Pense à moi, pense à ton frère, pense à ton père.
Cela marcha, ces mots frappèrent Aure de plein fouet, lui communiquant une force nouvelle.
-Je te le promets, déclara-t-elle enfin en entourant les mains de Louise des siennes.
Sans même un regard en direction du cadavre, Aure et Louise continuèrent de s'enfoncer dans la bataille, du sang s'écoulant le long de la lame aiguisée de leurs armes.
Un autre soldat leur barra rapidement le chemin et Louise s'élança en soufflant à Aure :
-Vas y.
Aure n'émit aucune opposition et continua son chemin tandis que Louise engageait le combat avec cet autre mercenaire.
Le roi Robert était aux prises avec un soldat qui devait le dépasser de deux bonnes tête. Aure arriva par derrière et, sans l'ombre d'une hésitation, le poignarda dans le dos. L'homme s'affaissa pour laisser Robert et Aure en face l'un de l'autre, leurs visages à quelques centimètres.
Il parut, au premier abord, étonné mais la stupeur laissa vite place au soulagement et un sourire sincère fendit son visage, creusant davantage ses rides déjà bien visibles.
Le geste qu'il fit ensuite surpris Aure autant qu'il la ravit : il s'avança vers elle et la prit dans une étreinte rassurante, comme pour effacer ce qui s'était produit le matin même.
Ils restèrent ainsi, dans les bras l'un de l'autre quelques secondes, peut être même quelques minutes avant que la réalité ne reprenne le dessus.
Le roi se plaça devant Aure et para un coup qui lui était destiné.
-Rentre au château ! lui ordonna-t-il.
-Hors de question, je vais me battre pour mon royaume, répondit elle avec détermination.
-Mais tu ne sais même pas combattre,lui fit il remarquer.
-Détrompez-vous, dit elle en s'élançant vers le soldat qui avait voulu l'assassiner et en lui assénant un coup fatal au cou.
Le roi resta quelques secondes abasourdi avant de retourner combattre, dos à Aure.
Louise était parvenue à quelques mètres d'eux et luttait contre un véritable colosse. Elle avait de plus en plus de difficultés à parer les coups qu'il lui assénait.
Ulrich, quant à lui, avait reconnu l'amante de sa sœur à sa longue chevelure rousse et avait vu sa sœur sauver la vie de son père.
Louise se prit un coup violent en pleine poitrine et tomba à terre, son épée volant à un mètre d'elle.
Ulrich ne perdit pas une seconde et se saisit de cette dernière.
Robert combattait maintenant à quelques centimètres de Louise.
Alors qu'elle parvint à tirer sa dague et à poignarder le colosse, elle se releva, cherchant son épée des yeux.
Elle la retrouva juste à temps pour voir Ulrich enfoncer la longue lame d'or fin dans le dos du roi Robert, à quelques centimètres à peine d'elle.