Sophie : Chapitre 28

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Interdite, je n'osais plus émettre le moindre son. Mon corps entier pesait trop lourd, et le froid qui m'avait saisie quelques instants plus tôt avait laissé place à une tension incontrôlable. Il m'était impossible de tourner la tête vers l'homme à côté de moi. Plus que de la terreur, c'était comme un espoir sec qui était venu me gifler de plein fouet. J'aurais voulu faire taire ce sentiment, mais je crois que j'espérais trop fort. 

Il s'inclina devant la sorcière. La souplesse de ses gestes, cette aisance déconcertante, la silhouette entière m'était familière. Sans doute plus que ce à quoi j'aurais dû m'attendre. 

- Je vous trouve une mine resplendissante, lui dit-il avec cette politesse qui contenait toujours un soupçon d'insolence. 

- Je te savais parmi nous depuis le début.

Des relents de haine émanaient de la sorcière, malgré le calme olympien qui détendait sa personne. Tout à coup, l'homme que je n'avais toujours pas réussi à confronter du regard me saisit par les épaules. 

- J'ai respecté mon serment. Madame Suliman, je n'ai pas l'intention de vous livrer bataille. Mais maintenant, il est temps pour nous de partir. 

Je levai alors les yeux vers lui. Le regard malicieux du sorcier fixait celui de son ancienne professeure avec une défiance absolue. Comment pouvait-il agir ainsi ? Je revis son visage émacié, dans sa chambre, qui s'était assombri en prononçant son nom, je songeai à l'aveu de sa lâcheté, à la peur qui lui tenait au ventre en permanence. Et pourtant, Hauru me serrait d'un bras de fer, verrouillé à mes épaules, sans que je puisse sentir le moindre tremblement dans sa voix ni dans ses mains. Il faisait preuve d'un contrôle sur lui-même qui me laissa bouche-bée. 

Madame Suliman n'était pas disposée à nous laisser partir. Elle dit d'un ton extrêmement inquiétant qu'elle ne lui permettrait pas de s'enfuir (la question de ma présence ne semblait plus lui importer le moins du monde, elle n'avait d'yeux que pour Hauru) et elle frappa le sol d'un coup de bâton (qui s'avérait donc magique :) le sol sembla s'ouvrir sous ses pieds en un ciel constellé d'étoiles. Cela ne dura que quelques secondes à peine, puis dans un souffle terrible une vague immense jaillit des astres et s'éleva dans la verrière royale. 

Aussitôt, ce fut comme si nous reculions dans le vide. Hauru me tenait toujours fermement contre lui, tandis que l'eau noire se glissait entre nous mais était incapable de mouiller nos vêtements. Très vite, elle nous submergea entièrement, mais je sentis pourtant l'air du palais envahir mes poumons, alors que le sol avait disparu et que nous semblions plongés dans une abîme sans fond. La vieille sorcière des Landes se tenait cramponnée à mes jupons et la crainte qui me tordait maintenant les entrailles m'empêchait de bouger. La présence du sorcier, qui était pourtant responsable de cette situation, me rassurait de loin, comme si il interdisait à la terreur de se frayer un chemin dans mon esprit. Je serrai le tissu de son uniforme entre mes mains, de toutes mes forces, alors que l'océan se changeait en un ciel doré de crépuscule et que nous étions soudain des centaines de mètres au-dessus d'une prairie marécageuse...  Un vent s'était levé et nous frappait par bourrasques successives. Hauru me serra un peu plus fort. 

- Ne regarde pas en bas, ordonna-t-il. Tu serais attirée par le vide. 

Je m'apprêtais à lui répondre que je n'avais pas peur, quand la voix de madame Suliman résonna à travers tout le ciel. 

"Le moment est venu de montrer à ta mère ton véritable visage" 

Le son tonitruant venait de partout à la fois et se réverbérait contre les nuages. Elle avait prononcé ces mots comme s'il s'agissait d'une prophétie connue d'eux seuls, elle et le sorcier, la maîtresse et l'élève. Un détail me frappa : elle pensait véritablement que j'étais la mère d'Hauru. Cela allait-il jouer à notre avantage ? Si elle pensait m'effrayer, elle avait tout faux : je connaissais du sorcier bien plus de vices qu'elle ne le soupçonnait.

Une étoile filante jaillit de nulle part et nous fonça tout droit dessus. Je sentis mon coeur accélérer, et alors que d'autres nous pleuvaient dessus, certaines éclataient en des milliers d'éclats de cristal et s'évanouissaient dans le vide. La Sorcière des Landes poussait des cris apeurés. Pourtant, Hauru ne bougeait plus. Le sorcier s'était figé sous la pluie d'étoiles filantes et je sentis soudain son corps se raidir sous mes doigts. Le vent continuait de secouer l'air autour de nous qui nous tenions au-dessus du gouffre, par magie. Mais le sorcier n'était pas disposé à nous sortir de là. Les étoiles éclataient avec fracas tout autour de nous. 

C'est alors qu'une mélodie terrifiante s'éleva dans les airs : un chant sournois et macabre. Je commençai à avoir véritablement peur. La poitrine d'Hauru se soulevait de plus en plus fort, comme s'il peinait à respirer à mesure que son coeur grossissait à l'intérieur de lui... 

Les étoiles avaient formé une ronde, et nous entouraient de leur corps diaphane, dansant avec une folie enragée, déterminées à lui faire perdre la raison. Leurs ombres longues s'élançaient contre les nuages et la ronde se faisait de plus en plus implacable. Il me paraissait impossible de réfléchir, un brouillard occultait ma vue. 

Tout à coup, je vis les doigts du sorcier sur mon épaule se transformer en griffes. Je dus m'empêcher de crier. Elles jaillirent en déchirant les gants blancs de l'uniforme militaire. Son visage d'ange se couvrit de plumes et un long râle bestial s'échappa de sa gorge ; avec un craquement de chairs je vis deux ailes noires se déployer dans son dos. 

Au moment précis où Hauru était perdu entre l'homme et la bête, Suliman surgit dans le ciel en pointant vers nous un éclair rougeoyant. Le sorcier grogna de plus belle, et je tentai le tout pour le tout, essayant de couvrir son visage de mes mains ridées, afin de l'empêcher de tomber dans le piège. 

- Hauru, non ! implorai-je, arrête ! 

Il était visiblement déterminé à se jeter sur la sorcière. Pourtant, au dernier instant, il m'attrapa entre ses bras et nous décollâmes tout droit jusqu'à faire éclater la verrière. Elle réapparu brutalement lorsque la vitre se brisa contre l'assaut de nos corps, et avec elle le paysage tout entier. 

Le Château AmbulantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant