Sophie : Chapitre 30

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Nous nous étions tous endormis au milieu des gravats que mon entrée fracassante avait introduits dans le salon. Marco m'avait aidée à extraire mon matelas des décombres et nous l'avions installé tout près du feu, selon les conseils de Calcifer. La sorcière rabougrie s'était rapidement endormie sur un canapé, dans la poussière, le petit chien serré contre elle. Ainsi elle ne semblait pas menaçante, pas le moins du monde... Comment la comparer à la femme fatale qui était entrée dans la boutique, il y a si longtemps, et m'avait enfermée dans ce corps fragile qui ne serait jamais vraiment le mien ?

Au beau milieu de la nuit, je fus réveillée par un bruit de porte qu'on referme trop fort. Impossible de savoir quelle heure il était. Je me tournai vers Calcifer.

- Hauru est rentré ?

Pour une fois, le feu se taisait. Sur le sol, je vis des empreintes comme des griffes d'oiseau, ensanglantées, qui menaient à l'escalier. Il avait laissé derrière lui quelques plumes à moitié calcinées, et une odeur de brûlé indiquait son passage récent. Je saisis une plume. Elle s'évanouit entre mes doigts.

Il fallait que j'en ai le coeur net. Ce qui habitait Hauru, quelle que soit cette créature, semblait le ronger d'un mal qui lui grignotait l'âme un peu plus chaque jour. J'allumai une bougie : les traces de sang s'étalaient sur les marches, en direction de l'étage. Le liquide pourpre était de plus en plus abondant. Je frémis. Il y avait là-haut quelque chose de malsain.

La lumière de la flamme éclairait faiblement les couloirs. Le château ne m'avait jamais paru aussi vaste. J'hésitais à ouvrir la porte de sa chambre, Dieu sait ce que j'allais trouver derrière. S'il était blessé ? S'il avait blessé quelqu'un d'autre...

- Hauru ?

Ou bien, il s'était blessé lui-même. Volontairement. Le silence me répondit, je me décidai alors à pousser le battant. Les sorciers ne pouvaient pas décider de mourir ainsi, c'était absurde. Peu importe le mal qui l'habitait, Hauru était puissant. Il avait triomphé de Suliman, des soldats du roi, il avait réussi à échapper à la Sorcière des Landes... Et puis, il tenait trop à sa propre personne pour se nuire délibérément. Quelqu'un qui n'existait qu'à travers le regard des autres ne pouvait périr que de la main d'autrui.

La chambre du sorcier avait disparu. A la place, il y avait devant moi un tunnel comme creusé dans la terre, assez haut pour que je puisse m'y tenir debout. Les parois étaient parsemées de bibelots, de jouets, d'éclats dorés, comme si en rentrant quelque chose avait dévasté la pièce en essayant de se blottir au creux des murs.

A mesure que j'avançais, la lueur de la bougie éclairait le bric-à-brac scintillant. Je remarquais quelques objets qui m'étaient familiers, cette pendule, une longue plume de paon, un collier de pierres rouges et bleues... Le sol était tapissé de couronnes et de diadèmes, d'éclats de bijoux brisés, d'yeux de verre. J'aperçus une peluche traîner dans une petite mare de sang.

Un coup de vent me fit relever la tête. A partir de là, deux tunnels s'offraient à moi, le chemin principal se divisait. Je tendis l'oreille. Il n'y avait pas de temps à perdre... Un râle semblait provenir du couloir de gauche, c'était une plainte grave, comme une respiration douloureuse.

Après quelques mètres, je pus distinguer une forme sombre. C'était énorme, la masse de plumes envahissait toute la largeur du tunnel, une bête roulée en boule, parcourue par des tressaillements de chagrin. Non, impossible. Je n'osais pas faire un pas de plus.

- Hauru, c'est bien toi ?

Tous les me parvenaient étouffés, comme dans un rêve.

- Qu'est-ce qui t'es arrivé ? Tu as mal ?

La bête ne répondait pas.

- Tu es blessé ? murmurai-je encore.

- Ne t'approche pas.

C'était un son rauque, la voix du sorcier elle-même était déformée par la douleur et la colère.

Je savais au fond de moi que j'aurais dû avoir peur. Faire demi-tour. Pourtant j'étais incapable de le laisser là. Une chose atroce avait eu lieu, non, se produisait en permanence, c'était un secret nauséabonde qui rongeait Hauru et contaminait les autres de son malheur. Il avait dû commettre un crime sans nom pour recevoir un châtiment pareil. Et face à lui, je restais là, comme une idiote, craignant pour la vie d'un monstre.

- Je ne sais pas quoi faire, Hauru, dis-moi quoi faire, je veux t'aider. Je veux te délivrer de cette malédiction.

C'était comme dans un rêve, les mots qui sortaient de ma bouche n'avaient pas vraiment de sens.

- Tu ne peux rien pour moi, grogna la bête, comme tu ne peux te libérer de ton propre maléfice.

- Tu sais parfaitement que je ferais n'importe quoi pour toi !

Du sang dégoulinait encore des crocs que dissimulait le plumage sombre. Son souffle ensorcelé menaçait d'éteindre la flamme de ma bougie.

- C'est trop tard, dit-il.

Hauru disparut dans un nuage de plumes noires. Je criai une dernière fois son nom, dans l'espoir de le retenir, mais il était déjà loin... Peut-être plus qu'il ne l'avait jamais été.

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⏰ Last updated: Jan 17, 2021 ⏰

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