Sophie : Chapitre 7

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Le lendemain, il faisait un temps magnifique. Lorsque j'ouvris les yeux, le sol de ma chambre était inondé de soleil. Je souris. Il fallait que je sorte, aujourd'hui. Je ferai un effort, pourquoi ne pas mettre une jolie robe, un beau chapeau et aller voir Lettie ? Cela faisait longtemps que...

Non ! Je poussai un gémissement en tentant de me lever. Mes os me faisaient un mal de chien -comme l'intégralité de mon corps, jusqu'à la moindre petite articulation. Je titubai jusqu'à ma coiffeuse... 

Oh mon dieu. Ce n'était pas un cauchemar.

Les évènements de la veille me revinrent abruptement en mémoire. La Sorcière des Landes. Les hommes-caoutchouc. Lettie. L'inconnu... Et le fait d'à présent, j'avais quatre-vingt-dix ans. J'observai mon reflet dans le miroir avec circonspection. Etrangement, je sentis qu'au fond, la panique m'avait quittée. La réalité de la situation s'imposait à moi, sans issue. J'étais victime d'un puissant sortilège, et je n'avais absolument aucun moyen de la défaire. Aucun. Maintenant que cette idée était profondément encrée dans ma tête, un calme quasi olympien s'empara de moi.

Tout d'abord, il ne fallait pas que quiconque sache. Que ferai-je si ma mère apprenait la situation ? Et Lettie ? Je n'avais plus d'avenir. Plus de place ici. Je ne voulais pas devenir une charge pour mes rares proches. 

Il fallait que je parte. Le plus tôt possible, avant que personne ne se rende compte du maléfice dont j'étais victime.

Je me souvins des dernières paroles de la Sorcière des Landes :

 "Tu ne pourras parler de ce maléfice à  personne"

Que voulait-elle dire par là ? Bien sûr que de toute manière je n'en parlerais pas à qui que ce soit ! Qu'avait-elle dit, ensuite ? C'était en rapport avec quelqu'un... ah oui :

"Transmet mes amitiés à Hauru"

Là, cela devenait vraiment obscur pour moi. Comment ?... Je ne le connaissais pas : je n'avais jamais qu'aperçu son château une ou deux fois par la fenêtre de l'atelier, et tout le monde parlait de lui, Lettie, Meg... Mais Lettie avait aussi parlé de la Sorcière des Landes, et elle était venue à la boutique. Pourquoi, d'ailleurs ? Je n'avais rien fait de mal... Je lui avais seulement demandé de sortir... Pouvait-on appeler cela un défi ? Ou bien... Est-ce qu'elle faisait référence à un autre évènement ? Un évènement...

- Sophie ! 

Je tournai vivement la tête vers la porte de ma chambre. J'entendis des pas dans l'escalier, et des froissement de robes sur les marches. Ma mère. Vite ! Je m'enroulai maladroitement dans les couvertures, et toussai le plus fort possible. 

- Sophie ?dit-elle en toquant. Sophie !

- Non, Maman, n'entre pas, j'ai un rhume carabiné ! Tu pourrais l'attraper Maman, n'entre pas !

Le son de ma voix était rauque, comme usé. 

- Oui, tu as une voix épouvantable, s'étonna-t-elle de l'autre côté de la porte, on dirait une vieille dame de quatre-vingt dix ans !

Je soupira. Elle était bien plus proche de la vérité qu'elle ne le pensait.

- Il est préférable que je reste au lit aujourd'hui... ma voix fit des trémolos éraillés. 

Elle s'éloigna.

- Soigne-toi, ma fille ! lança-t-elle avant de s'en aller.

"Facile à dire..."

Je me dirigeai vers le miroir, une seconde fois. Je souris devant mon reflet ridé, et des petites pattes d'oie vinrent s'ajouter au coin de mes yeux. Ils n'étaient pas si affreux de ça, après tout...

" Ça va aller, t'en fait pas ma vieille, tu as l'air en forme malgré tout! Et puis cette robe te va mieux qu'avant !"

Les rires de filles à l'atelier, en bas, effacèrent tout sourire de mes vieilles lèvres parcheminées. 

"Tout de même, je ne peux pas rester ici..."

Je descendis à la cuisine, le plus discrètement possible. Je pris un vieux torchon, et m'en servit comme d'un baluchon, dans lequel je mis un minimum de provision, soit un bout de fromage et une miche de pain. Puis, mon cher chapeau en osier sur la tête, je quittai définitivement la maison.

Lorsqu'un jeune cheminot me proposa de l'aide pour descendre les marches de la passerelle au-dessus du train, je refusai poliment :

- Merci jeune homme, vous êtes bien galant, mais je peux encore me débrouiller toute seule ! 

Non mais ! Je n'allais pas m'avouer sénile et handicapée à cause de ce maudit sortilège ! 

Je ressentis une certain contentement en lorsque j'arrivai de l'autre côté de la passerelle : depuis des années, je contemplais de derrière ma fenêtre les passages de la locomotive, coincée dans mon atelier. Bien que ce soit dans des circonstances particulières, j'avais enfin trouvé le courage de la traverser. L'âge ne signifiait pas que de mauvaises choses ! J'étais encore plus têtue et butée qu'avant, aucun doute là-dessus !

Arrivée aux limites de la ville, je demandai à un fermier de m'accepter sur son chariot de foin. 

- C'est d' bon cœur ma p'tite dame ! Vous allez dans quelle direction ?

- La même que la vôtre, mais un tout petit peu plus loin, répondis-je en souriant de toutes mes dents (par chance il ne m'en manquait aucune).

Et ainsi, assise à l'arrière d'une volumineuse botte de paille, je partis de la ville que je n'avais jamais laissée auparavant, le cœur allégé de la jeunesse, abandonnant derrière moi ma vie et tout ce qui m'avait portée jusque là, en direction des Landes isolées et désertes.


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