Sophie : Chapitre 18

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Je me réveillai en sursaut. Un bruit infernal semblant provenir des entrailles du château faisait trembler toute la baraque, la moindre poutre grinçait et les murs gémissaient. J'attachai mes cheveux à la hâte et ouvris les rideaux. 

- Qu'est-ce qui se passe, Calcifer ? 

- Hauru, répondit le démon en avalant une bûche. Et son eau chaude... 

En effet, d'épaisses volutes de vapeur provenant de l'étage descendaient jusque dans l'entrée. Je soupirai. Comment pouvait-on être aussi obnubilé par sa propre personne ? Je n'avais jamais été trop critique envers les gens avant d'être changée en vieille femme. Mais mon âge, aussi magique était-il, m'accordait le privilège de porter sur les jeunes gens un regard scrutateur. Hauru était si pétri de narcissisme que ça en devenait presque inquiétant. Il était maladif de s'aimer avec autant d'ardeur et d'acharnement : comment pourrait-il jamais espérer aimer quelqu'un d'autre ?  Son coeur devait être bien tourmenté, ou bien très vide. 

Je sortis faire des courses, accompagnée de Marco. Il fallait remplir les placards du château, la nourriture disparaissait à une vitesse affolante malgré mes efforts pour faire des économies. Je n'arrivais pas à me départir de mes vieilles habitudes, même si Hauru subvenait à nos besoins. Ce n'était pas une réelle générosité, on aurait simplement dit qu'il n'accordait aucune valeur à l'argent. Je le soupçonnais d'être en possession d'un trésor infini; ou bien faisait-il apparaître des bourses de pièces d'or par magie ? Il aurait aussi très bien pu être un voleur hors-pair. Pourtant, son commerce de sortilèges, qu'il vendait aux villageois, semblait être nécessaire la plupart du temps, même s'il arrivait qu'il n'exige rien en retour. Tout cela demeurait relativement mystérieux. 

Marco avait revêtu son affreux déguisement de vieillard. Je détestais marcher à côté de lui quand il avait cet accoutrement : il n'y avait pas meilleur moyen de se faire remarquer. 

- Je suis sûr qu'Hauru ne prendra pas de petit déjeuner,  dit-il. 

- Aucune importance. 

Hauru semblait accorder à son alimentation aussi peu d'intérêt qu'à l'argent. Ces choses bassement humaines ne le concernaient pas vraiment, il évoluait dans un monde intérieur où le temps ne se passait pas à manger. Il me semblait immense et incroyablement fin. J'avais déjà essayé de cuisiner des plats appétissants, mais malgré mes efforts, il n'y touchait pratiquement pas. Seul Marco dévorait à peu près tout ce qui lui passait sous la main,  comme n'importe quel enfant en pleine croissance : je supposai que si le petit était magicien et parvenait à se nourrir,  il devait en être de même pour son maître. Pourtant le sorcier avait toujours d'autres choses à faire. Peut-être qu'il se nourrissait de sang ou de larmes ? On racontait toutes sortes de rumeurs sur lui, auxquelles j'aurais peut-être dû prêter une oreille plus attentive, à l'époque où les filles de la boutique bavassaient à son propos à longueur de journée. Qu'en aurait dit Martha, la fille du port ? Après une nuit passée à ses côtés, lui avait-il réellement dévoré le coeur ? Une partie de moi refusais d'y croire. De toute manière, mon grand âge me mettait hors de danger : personne ne cherche à voler le coeur d'une vieille femme. 

- Bonjour, Madame ! me salua le vieil homme qui habitait un peu plus haut, dans la rue. 

Je le saluai en retour. Ça commençait à faire un certain temps qu'Hauru n'avait pas déplacé le château. Ce lieu-ci offrait une devanture jaune où on pouvait voir le nom de "Maître Jenkins" écrit en vieilles lettres usées. Combien de noms, de visages possédait-il ? Je brûlais de lui poser la question,  sans jamais oser le faire. Quelque chose me disait que ce n'était pas une chose qu'on pouvait lui demander. 

Le Château AmbulantWhere stories live. Discover now