Sophie : Chapitre 19

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- Ça va Sophie ?  Tout va bien ? 

Marco me regardait avec ses grands yeux inquiets. Je gravis difficilement les quelques marches du perron intérieur. Satanée vieille carcasse ! Je m'essoufflais au moindre effort.

- Un verre d'eau, s'il te plaît. Je meure de soif. 

- Je te l'apporte tout de suite, s'empressa de répondre le garçon. 

Il avait l'air inquiet : j'aurais voulu le rassurer mais aucun son ne sortait de ma gorge. Je me trainai péniblement jusqu'à Calcifer pour venir m'asseoir devant lui,  sur la vieille chaise en bois qui m'avait accueillie ce soir-là. C'était ma place préférée de la maison, comme si le petit démon concentrait autour de lui des énergies positives. 

Mais brusquement, un hurlement retentit depuis les étages. Je sursautai. On aurait dit qu'on égorgeait un animal... Puis le cri se transforma en plusieurs sanglots désespérés :  Hauru dévala les escaliers à toute vitesse, comme ivre, se cognant contre les murs. Il n'était vêtu que d'un simple drap de bain qui lui couvrait le bassin et le genre de choses qu'il aurait été indécent de dévoiler à une respectable femme âgée ou à ce pauvre Marco. Son torse frêle était secoué par la colère. Mais le plus étonnant, c'était sans aucun doute ses cheveux. 

- Sophie !  hurla-t-il. 

Je sentis que j'allais passer un sale quart d'heure. Encore un.

- Est-ce que tu as touché à mes fioles sur mes étagères ?

Il haletait. Je demeurai muette. Quelque chose me disait qu'il valait mieux attendre que la tempête passe en faisant comme si de rien n'était. Je réalisai que je n'avais jamais vu Hauru en colère. 

- Regarde ! criait-il avec fureur. Mes cheveux ! Tu as vu mes cheveux,  tu as vu leur couleur ? 

- Mais qu'est-ce qu'ils ont ? répondis-je innocemment. Il sont très beau, tes cheveux...

Il se tenait à quelques centimètres de son visage. Sa chevelure d'un roux flamboyant rivalisait  presque avec la teinte de Calcifer. 

- Tu te fiches de moi, Sophie ? Tu as farfouillé dans mes étagères, et tu as chamboulé tous mes sortilèges ! 

J'avais pu,  effectivement, dépoussiérer quelques fioles qui trainaient. Mais je n'avais pas vraiment touché au contenu lui-même,  je m'étais juste occupée de mettre un peu d'ordre... 

- J'ai juste donné un petit coup de plumeau pour nettoyer...

- NETTOYER ! NETTOYER ! hurla-t-il encore. Je t'avais dit pourtant de ne pas en faire trop, je te l'avais dit ! 

Puis son visage enragé changea subitement d'expression pour ne plus dégager qu'un profond désespoir. Je contemplai avec stupéfaction ses yeux se remplir de larmes alors qu'il s'asseyait sur la même chaise où je me tenais quelques instants plus tôt. 

- Je perds mon temps, sanglota-t-il. Je suis humilié. 

Je soupirai. Ce garçon était d'une sensibilité catastrophique. 

- Je les trouve très jolis moi, tes cheveux, hasardai-je maladroitement pour tenter de le réconforter. 

Je n'en pensais pas moins : l'insupportable magicien aurait pu ne plus avoir de cheveux du tout, il devait bien se rendre compte que sa beauté ne reposait pas uniquement là-dessus. C'était un comble. Mais il ne me répondit pas : sous ses doigts crispés, ses cheveux, autrefois blonds,  maintenant roux, devinrent en quelques secondes aussi noirs que les plumes d'un corbeau. 

- Elle n'est pas si horrible cette couleur ! lançai-je, sincère. Elle te donne même un genre, c'est pas mal...

Il ne m'écoutait plus, trop occupé à pleurer. 

- C'est fini pour moi, dit-il soudain. Autant mourir ! Cela ne sert à rien de vivre quand on a perdu sa beauté. 

Un frisson glacé s'empara de moi. Hauru avait-il la moindre idée de l'effet que pouvaient avoir ses paroles  ? Ou bien était-il trop égoïste pour soupçonner que quelqu'un d'autre que lui puisse éprouver la moindre émotion ? Mais avant que j'ai eu le temps de laisser éclater ma colère,  les lumières s'éteignirent et le château entier se mit à trembler, de plus en plus fort ; sur les rideaux de mon lit,  l'ombre d'Hauru se tordit monstrueusement comme animée par ses propres forces. Il perdait le contrôle. Je poussai un cri d'effroi : partout dans la pièce, des ombres tordues émanaient des objets par centaines. Nous étions encerclés. 

- Hauru ! s'écria Calcifer, arrête, ça suffit ! Ne fait pas ça ! 

- Hauru invoque les esprits des ténèbres, me murmura Marco avec crainte. Il les avait déjà appelé le jour où une fille l'avait quitté. 

- Hauru, s'il te plaît, implorai-je, ne fait pas ta mauvaise tête. Si tu n'aimes pas tes cheveux, tu pourras toujours les teindre. Hein ? 

Sa peau était soudain devenue visqueuse, comme recouvertes par des litres de bave de limace,  qui dégoulinaient de son corps.  Lui-même ouvrit soudain des yeux stupéfaits, comme s'il venait de se réveiller d'un rêve. Il resta pétrifié. 

Je sentis une colère sans nom grandir en moi. Pourquoi agissait-il de la sorte ? Comment pouvait-on n'exister que pour soi-même à un tel degré d'égoïsme ? Hauru décidait de tout, il maniait nos vies comme si elles lui appartenaient, détruisant au passage la mienne, et surement celle de centaines d'autres filles avant moi. Tout ça pour combler ce vide qui criait en lui, pour satisfaire sa faim inextinguible d'amour, de vanité, et d'intensité. Oui, Hauru causait trop de peine aux autres pour qu'on prenne celle de lui venir en aide. 

Je reculai de plusieurs pas, luttant contre les larmes.

- Très bien ! criai-je dans sa direction. Change toi en crapaud si ça t'amuse ! J'ai jamais été belle, moi, jamais, et j'en fais pas une maladie ! 

Je repensai avec rage à cet après-midi où il avait volé à mon secours, où j'avais cru effleurer un sentiment immense pendant ces quelques instants, pour finalement être changée en vieille femme, payant ainsi l'affront d'avoir croisé sa route. Comment pouvait-on être d'une injustice pareille ? Pour quoi devrai-je encore payer ? Pour ses crimes à lui ? Il était hors de question que je passe une seconde de plus dans la même pièce. 

- J'en ai ma claque ! Je m'en vais ! C'est pas un château,  c'est un asile de fous !  

Je tournai la poignée et claquai la porte. Dehors, il pleuvait des cordes. L'eau glacée vint me tremper jusqu'aux os. Je demeurai immobile sous la pluie battante, abasourdie par la brume des Landes et par l'écho de ma propre colère à l'intérieur de mon corps. 

Je fondis en larmes. Il avait gagné, et j'avais tout perdu. 

A quoi bon me mentir ? A quoi bon continuer à capturer des instants de bonheur, mendiant chaque jour dans l'espoir d'obtenir des réponses et un soupçon de sens ? J'étais perdue, et lui aussi. Personne ne comprenait rien à cette fichue guerre, à ces querelles entre roi et sorciers qui décidaient de la vie de trop de gens. Nous courrions à notre perte, et quelque chose me dit que celle d'Hauru était dangereusement proche. Je voulais qu'il paye pour le mal qu'il infligeait aux autres et les désastres que causaient son passage. 

Mais je ne voulais plus qu'il souffre. J'avais vu trop de fois dans ses yeux ce calme impassible derrière lequel il tentait de dissimuler la panique qui l'habitait, ou quoi que ce soit, cette terreur qui semblait chaque jour le ronger un peu plus de l'intérieur. Que cherchait-il ? Il poursuivait sans cesse une chose et c'est cet acharnement qui le dévorait. Il agissait comme un être sans coeur, mais je refusais de le croire dénué de tout sentiment. 

Navet s'approcha de moi, armé d'un parapluie. 

- Merci mon petit Navet. Tu es le plus gentil des épouvantails...

- Sophie,  reviens s'il te plaît ! dit Marco qui était sorti à toute allure du château. Hauru court un grave danger ! 

Le Château AmbulantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant