L'HOMME QUI HABITE UNE PORTE

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Il y a à Beuthée, dont nous avons déjà parlé en ces pages, une petite poche de résistance à la philosophie générale de la commune, une poignée d'arrogants qui soutient que l'abolition des portes est une folie et qu'il faudrait les rétablir, au moins temporairement, pendant des périodes délicates comme l'hiver ou la tournée du percepteur. Parmi ces inconséquents, un radical hors de ses gonds a un jour décidé de faire sécession.

C'est ainsi qu'on l'a vu s'installer dans un pré en bordure de la ville avec une porte sous le bras, qu'il a plantée dans l'herbe un peu comme une tente. Il affirmait que la porte n'était pas seulement indispensable, mais supérieure même aux murs et aux toitures, et qu'il comptait bien en faire la démonstration. On peut le voir, depuis, mener une vie d'ermite dans son embrasure exposée aux caprices des éléments.

Le grand avantage de la porte, par opposition au mur, est son caractère éminemment amovible, qui la rend adaptable aux aléas du climat. Quand le vent souffle de l'est, le brave homme ferme sa porte et se réfugie côté ouest ; quand le vent souffle du nord, il la fait pivoter à 90 degrés et s'abrite côté sud. Quand il pleut, il positionne le chambranle à l'horizontale et s'allonge en-dessous ; quand le soleil brille, il ouvre la porte et vient s'asseoir sur le perron pour en profiter un peu. Si d'aventure une averse se prolonge un peu trop et rend l'herbe boueuse, il abat la porte à même le sol et grimpe dessus pour garder les pieds au sec (on voit poindre ici les limites de l'exercice).

À ceux qui lui disent qu'en fin de compte il est toujours dehors et n'a pas vraiment de chez-lui, il répond que les concepts d'intérieur et d'extérieur sont relatifs, et fonction de l'orientation de la porte. Un mur, un toit ne sont jamais que des prisons, mais une porte, que l'on peut choisir d'ouvrir ou fermer à son aise, c'est la condition première d'un chez-soi.

Si vous passez par ce pré un jour et croisez cet ascète, achetez-lui au moins un parapluie.


Dédicace à Raymond Devos

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