L'ENTERREMENT DE L'ÉCREVISSE

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Dans le petit village de Rubignon-lès-Bielle, chaque année, une grande cérémonie se tient vers la fin de l'été pour fêter on ne sait plus trop quoi, peut-être la fin de l'été justement, encore qu'il n'y ait pas franchement de quoi faire la fête, ou alors la chute de la première feuille morte, ou encore pour commémorer le franchissement légendaire du fleuve Rubignon par le célèbre empereur tarse Rondondon, juste avant le massacre des Épilobes, traversée au cours de laquelle il aurait potentiellement affronté une écrevisse géante, dont la taille exacte est sujette à caution. 

Tous les Rubignonnais se rassemblent dans une verte prairie en bordure de la ville pour procéder à l'inhumation dudit crustacé. Dans des temps reculés, on utilisait une écrevisse authentique, mais la tendance des petites créatures à pincer, et surtout à s'esquiver très vite, a bientôt motivé un changement d'approche. On se sert aujourd'hui d'une écrevisse factice, en plastique ou en caoutchouc, dont le maniement est plus commode et dont la charge symbolique n'est pas foncièrement moindre. 

Le problème tient au fait que la première étape de la cérémonie, préalable à l'enterrement de l'écrevisse proprement dit, exige l'exhumation de l'écrevisse enterrée l'année précédente. Or, en dépit de tous les marqueurs au sol que les édiles ont pu essayer (poteaux, drapeaux, croix, fleurs, arbustes, bornes ou sillons), on ne se rappelle jamais vraiment à quel endroit on l'a ensevelie. Aussi, après le discours inaugural du bourgmestre, la journée se passe à creuser en tous sens le terreau humide de la prairie, chacun ayant son idée bien arrêtée sur l'emplacement, et s'étant armé de sa propre pelle. Les différences d'opinion ne tardent pas à s'envenimer, et il n'est pas rare, lors de cette journée périlleuse, à mesure que les esprits s'échauffent, d'en voir certains manier la pelle pour tout autre chose que pour creuser. Peu surprenant, dira-t-on, de la part d'un peuple qui ne sait même plus très bien à quelle occasion il se réunit, ni ce qu'il célèbre exactement. 

Le fait est que dans l'éparpillement général et les rodomontades effrénées qui accompagnent la première étape, on ne parvient jamais à remettre la main sur l'ancienne écrevisse, et par conséquent, on n'arrive jamais à la deuxième étape. Le soleil se couche sur la prairie saccagée, et mis à part deux ou trois acharnés qui persistent à bêcher nuitamment à la lueur blafarde des lampes-torches, tout Rubignon-lès-Bielle rentre chez soi bredouille et passablement contrarié. Seul, peut-être, le bourgmestre éprouve-t-il quelque imparfaite consolation à l'idée de pouvoir recycler l'année prochaine l'écrevisse que l'on n'a pas eu le temps d'enterrer, et qui lui fera une petite économie sur le budget municipal, chose appréciable par les temps qui courent. 

Quant à ce qui se trouve véritablement sous l'herbe de la prairie, il y a deux possibilités : soit la terre sarclée regorge d'innombrables écrevisses accumulées au fil des siècles, soulignant cruellement l'incompétence notoire des Rubignonnais incapables d'en retrouver une seule, soit on n'a pas réussi à y enterrer une écrevisse depuis des temps immémoriaux, et le sous-sol étant à peu près vide, depuis des siècles les Rubignonnais creusent chaque année en pure perte. En tout état de cause, si vous passez par là vers la fin de l'été, équipez-vous d'une pelle et ne manquez pas l'occasion d'aller vous défouler. Pour pimenter un peu la chose, munissez-vous également d'une écrevisse en plastique, que vous ferez semblant d'avoir retrouvée dans la glaise, et brandissez-la bien haut à la vue de tous ces benêts dont pas un, de sa vie, n'a eu l'idée de cette simple supercherie : ils vous acclameront comme le nouveau héros de la ville et vous en feront citoyen d'honneur, ou même bourgmestre -- ou peut-être vous corrigeront-ils à grands coups de pelle sur le râble.

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