LA TRANSBIELLOISE

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L'ancienne ligne de chemin de fer désaffectée que suivait jadis le Transbiellois, le train qui sillonnait la vallée pour en rallier les grands centres urbains (autrement dit les gros villages), est aujourd'hui un itinéraire prisé de promenade, voire de randonnée dans les régions où la végétation a repris ses droits de façon un peu plus péremptoire. Sur la grande majorité du parcours, la voie ferrée s'apparente désormais à un sentier bucolique assez avenant, qui se prête aussi bien aux excursions dominicales en famille qu'aux errances douloureuses et improductives des poètes du dimanche. On y marche sur un tapis moussu qui amortit commodément les traverses, sans pour autant gommer tout à fait les aspérités du terrain qui font que l'on rentre chez soi fourbu d'une saine fatigue, avec l'agréable sensation d'avoir fait du sport. Les enfants, quant à eux, s'y livrent à de frénétiques courses-poursuites avec un train fantôme qui, fort heureusement, n'arrive jamais.

Par endroits, cependant, la ligne s'efface à tel point sous les reliefs et la verdure qu'il devient presque impossible de la distinguer. Seuls les authentiques érudits savent alors la détecter et suivre encore son tracé dans ces méandres incertains, les néophytes croyant tout simplement qu'elle s'arrête de manière impromptue, comme la vie. Les initiés savent qu'elle ne s'arrête jamais, le trajet du Transbiellois formant en réalité une boucle ouroborienne se refermant sur son point de départ, ou pour être plus exact, sur tous ses points de départ (qui sont aussi ses points d'arrivée), aucun n'ayant le privilège d'être au-dessus des autres. Les anciennes gares par lesquelles il passait ont pour la plupart disparu, les rares survivantes ayant été reconverties en buvettes, en salles de sport municipales ou en pavillons de chasse au brebion. La forme générale de la ligne, que l'on devrait plutôt appeler la courbe, fait débat, mais les autorités les plus sérieuses s'accordent sur le fait qu'elle dessine dans l'ensemble (intentionnellement ou non) la silhouette dodue de Rondudus, le légendaire chat un peu gros du non moins légendaire empereur Rondondon, qui aurait à ce que l'on dit inventé le premier train dans l'Antiquité, mais n'avait pas encore la technologie pour le construire.

Certains tronçons de la voie sont à présent recouverts de broussailles si touffues que les téméraires qui osent s'y risquer se font rares. D'après ceux qui prétendent s'y être aventurés, il existerait encore dans certains de ces cocons branchus des voitures rescapées du Transbiellois, achevant de s'oxyder au ralenti sous leurs dômes sylvestres. On raconte à voix feutrée que certaines de ces carcasses seraient habitées par des ermites ayant décidé de rompre une fois pour toutes avec l'hypocrisie notoire des Biellois. Il se murmure même que subsisterait quelque part, enchâssée dans l'un ou l'autre de ces écrins chlorophyllés, une authentique Transbielloise, une de ces locomotives historiques qui arpentaient naguère la ligne, encore en état de fonctionner, ou presque. On va jusqu'à chuchoter dans les cercles les plus confidentiels que le Folklore et Habitat de nos Régions aurait été rédigé à l'intérieur même de cette mythique machine, à la place du conducteur, par un ermite allergique aux autres ermites (tous des asociaux patentés), un surermite, un hypermite, en somme, qui se serait retiré de la vallée pour en pouvoir mieux dépeindre, à une saine et critique distance, la substantifique véracitude.

Se pose bien entendu pour le Transbiellois la question toujours épineuse du nom, intimement liée à celle du pont. Il n'y a, en effet, on le sait, plus de pont sur la Bielle depuis que les ineptes habitants du mal nommé Pont-sur-Bielle ont détruit le leur au cours d'une nuit d'excès. Or, un train ne peut véritablement s'appeler Transbiellois que s'il traverse de part en part la vallée de la Bielle, et a minima, la Bielle proprement dite. Tel qu'il a existé, le Transbiellois ne desservait que la rive ouest de la Bielle, délaissant l'est déjà réputé plus pauvre, et exacerbant ainsi les tensions sociales déjà joliment gratinées entre les deux versants. Ces tensions ont toutefois très largement survécu au Transbiellois, ce qui prouve bien que de toute manière, reconstruire un pont pour y faire passer le train n'aurait rien arrangé, voir n'aurait servi qu'à permettre aux résidents des deux rives de traverser pour mieux se taper dessus. Dans de telles circonstances, on en conviendra, aller se réfugier dans la Transbielloise pour y écrire son Folklore au calme relève du bon sens le plus élémentaire.



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