LA VILLE AUX CENT NOMS / LA VILLE SANS NOM

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 Il est difficile de décider par où commencer quand on s'attache à décrire une ville dont le nom n'a jamais été arrêté avec certitude. On ne trouve par exemple pas de panneaux aux abords de ses entrées : on n'y apprend où l'on est qu'en discutant avec ses habitants, dont pas un ne s'accorde avec les autres sur la façon de l'appeler. L'un vous dira : « Vous êtes à Gembleton », l'autre : « Ici, c'est Gemblebleton », un autre encore : « Bienvenue à Gembleblebleton ». La syllabe médiane, multipliable à l'infini, rend le toponyme beaucoup plus fatigant à prononcer pour certains, aussi évite-t-on de le dire quand on peut en faire l'économie. Il arrive aussi, plus rarement, que l'on double, triple, quadruple ou plus la première syllabe : « Gengembleton », etc., et même si le cas n'a jamais été constaté, rien n'interdit d'envisager des « Gembletonton » et consorts.

Se pose ensuite la question des accents. Dans les quartiers ouest de la ville se pratique une sorte de durcissement de la prononciation sur les consonnes chuintantes (g/ch) et occlusives (b/p, d/t), qui de voisées (g/b/d) deviennent sourdes (ch/p/t), donnant lieu à des « Chambledon », « Gempledon », « Champledon », « Gempleton » et même des « Champleton ». Bien évidemment, là encore, la redondance des syllabes chez les différents locuteurs étend le champ (pleton ou non) des possible(ble)s bien au-delà de ce que ce court essai peut espérer englo(clo)ber(per).

Plusieurs pistes s'offrent à nous quant à l'étymologie probable. Tout d'abord, classique, l'idée d'un fondateur qui se serait appelé Jean Bleton, Bledon, Pleton ou autre, reste tentant(ant)e bien que rien ne vienne la corro(bo)borer. Par ailleurs, la rudesse du climat local, notamment l'hiver, prête à penser que les autochtones ont pu être autrefois surnommés les « gens bleu ton », du fait que leurs mains étaient souvent bleues, et il n'est pas inenvisageable que la couleur se soit portée sur les jambes (« jambes bleu ton », avec élision progressive du premier b).

Il y a aussi la théorie du « domb » ou du « tomb », nom que les résidents donnent à une sorte de dos-d'âne naturel qui s'est formé par accrétion sur la grand place, et sur lequel on trébuche un peu trop souvent (« tomb », de « tomber », ou « domb », qui renvoie à sa forme dombale – voir Lexicopédie théorique, article « Dombe »). Le nom de la localité viendrait donc de la locution « J'enjambe le domb/tomb » (Gembledon/Gembleton/Gengembledon...).

Une théorie plus contestée rattacherait le nom à l'existence d'un ancien verbe « jambler », aujourd'hui disparu, qui aurait pu signifier « jongler avec les jambes » (« Jamble-t-on ? »), mais comme ce verbe n'est attesté nulle part dans les anna(na)les et que personne dans cette sombre région ne s'est jamais illustré par cette activité saugrenue, on en est réduit à des con(con)jectures.

Une dernière origine possible remonterait aux temps lointains où la Bielle, aujourd'hui petit cours d'eau bucolique pour amateurs de pédalo, était un large et puissant fleuve aux crues fréquentes, qui inondait souvent les environ(ron)s. La syllabe « ble » dupliquée reproduirait ainsi par mimétisme les bruits obscurs éructés par les habitants s'efforçant de parler sous l'eau, et ne formant que des bulles confuses et grossières.

Pour celles et ceux à qui ce tourbi(bi)llon sans fin de sons et de syllabes infligerait une désagréable sensation de vertige, l'évolution historique générale du français, qui tend comme on le sait vers une simplification toujours plus grande, a de quoi les rassurer. Ce bégaiement de la langue, naguè(guè)re courant lorsque les règles de l'orthographe et de la prononciation n'étaient pas encore fixées, tend à s'effacer à mesure que l'esprit et la raison s'emparent des mouvements désordonnés de la bouche. Ainsi, par ce processus d'épuration linguistique qui s'étend parfois sur plusieurs siècles, seuls les prénoms Jules, Julie, Julien, Julienne et à la rigueur Juliette nous sont restés, les Juliennen, Juliennenne, Juliennennen, Juliennennenne et même l'absurde masculin Juliet ont été progressivement éliminés pour le bien commun. On peut donc reprendre espoir et sourire à l'idée pas si sotte que, d'ici quelques siècles encore, on tendra vers seulement deux ou trois noms simplifiés pour cette ville polynyme, voire peut-être même un seul, qui sera, au hasard ou au choix, Gemblon, Bleton, Bleblon, Blomblon, Blon ou Plon.

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