CRÉPUSCULE DORÉ DES ALLUMEURS DE RÉVERBÈRES

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Il y a eu, au tournant du siècle dernier, une époque fugace et fastueuse, un bref âge d'or entre deux mondes au cours duquel, pendant quelques suprêmes années, les allumeurs de réverbères furent considérés comme les égaux des princes. Ils n'étaient alors plus qu'une poignée encore en activité : trois douzaines, tout au plus, exerçaient encore cet art au bord de l'extinction. On les trouvait essentiellement en milieu rural, l'extension du réseau électrique s'accomplissant moins vite que dans les villes. L'heure de leur arrivée, entre chien et loup, était attendue avec impatience par tous les habitants.

L'allumeur de réverbère occupait, en ce temps sépia, une place de choix dans le tissu social : il n'était ni plus ni moins que le garant du bon déroulement de la nuit, ainsi que du respect nocturne de certaines normes morales sur les trottoirs, que les lampadaires aidaient à préserver au moins autant que les forces de la maréchaussée. Aussi, voir poindre l'allumeur au bout de la rue était occasion de fête : les enfants se précipitaient à sa rencontre, avec une provende de menues offrandes, sacs de billes, bonbons ou dessins, tandis que les voisins ouvraient grand leurs fenêtres ou sortaient sur le pas de leur maison pour le saluer chaleureusement. L'euphorie collective était telle qu'il lui fallait parfois échanger près d'une heure avec les autochtones avant de pouvoir s'atteler à son premier réverbère.

Le cérémonial de l'allumage constituait lui-même un spectacle privilégié auquel tout le village venait assister. Tout d'abord, l'allumeur sortait de sa mallette ses instruments liturgiques : clés et pinces de multiples formats pour ouvrir l'arrivée de gaz, époussetoir pour le nettoyage du vitrage qui devait rester limpide en dépit des nuits entières de combustion, cet étrange masque insectoïde dont il devait se couvrir le visage pour se préserver des retours de flamme intempestifs, et enfin ce long appareil tubulaire, tenant à la fois du briquet et du chalumeau, que l'on appelait l'allumoir.

Une fois cet attirail disposé à même le bitume et son masque chaussé, le thuriféraire de l'éclairage public sélectionnait les outils adéquats et, déployant son échelle aux reflets argentins sous les yeux de l'assistance ébaubie, entreprenait de la gravir jusqu'au luminaire endormi. Là-haut, suivant une séquence immuable, il nettoyait le globe ou les vitres, ouvrait soigneusement l'arrivée de gaz selon un degré de pression connu de lui seul, puis descendait quelques échelons et, tendant vers le bec de gaz ce prolongement métallique de son bras qu'était l'allumoir, procédait au réveil de la flamme. Il n'était pas rare, en cet instant solennel, d'entendre une voix juvénile parmi les spectateurs s'écrier : « Trop chic ! »

Tous ces attributs d'un savoir-faire disparu sont aujourd'hui remisés au Conservatoire National des Arts et Métiers Éteints, dans la section consacrée aux allumeurs de réverbères, entre celle des remplisseurs de piscines et celle des épongeurs de flaques d'eau. On se prend à se demander, en contemplant ces vestiges d'une grandeur éphémère, si la nostalgie est vraiment limitée aux choses que l'on a perdues, s'il n'est pas possible d'éprouver une nostalgie pour des âges et des mondes où l'on a été absent. On ne se lamentera pas, en revanche, sur la disparition des éteigneurs de réverbères, qui comptèrent parmi les corps de métier les plus vils et déplorables que la Terre ait portés, et auxquels le Conservatoire, dans sa pourtant grande mansuétude, n'a pas même réservé le coin d'une étagère.

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