COMMENT ON CONSTRUIT À REBROUSSONS

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Il faut, au moins une fois dans sa vie, avoir vu un chantier de construction dans le petit village de Rebroussons, où se pratiquent des techniques du bâtiment qui n'ont cours nulle part ailleurs. Il faut voir les ouvriers, le premier jour des travaux, poser une échelle en équilibre au milieu d'un terrain vide, la gravir, puis, une fois au sommet, commencer leur ouvrage. Ils installent d'abord la charpente et les tuiles, en pente assez douce, avant de poser la cheminée, et enfin de gainer l'ensemble d'une solide gouttière.

C'est ensuite, seulement, qu'ils commencent à construire les étages inférieurs, et c'est un divertissement rare que de les voir s'affairer ainsi en début de chantier sur un toit qui flotte à cinq mètres en l'air, sans autre support que l'échelle, qu'ils replient quelquefois pour empêcher les badauds de monter les regarder de plus près. Ce n'est que vers la toute fin des travaux qu'ils se préoccupent de rejoindre les murs au sol et d'aménager des fondations. Les Rebroussonnais ont évidemment des raisons sérieuses de construire leurs maisons en commençant par le toit, qu'ils ne se priveront pas de vous expliquer si vous leur prenez leur échelle pour les empêcher de redescendre.

Avant tout, disent-ils avec leur intime conviction d'avoir inventé le fil à couper le beurre, c'est une question d'équilibre : si l'on commence par les fondations et que l'on s'y prend mal, tout le bâtiment sera bancal et risquera de s'effondrer, tandis que si l'on commence par le toit, le risque est moindre. Un toit harmonieusement équilibré insufflera une saine géométrie à ce qui se construira sous lui, et la maison a de meilleures chances de tenir debout. Le point central de la toiture est le cœur stratégique de la structure d'ensemble, et distribue vers le bas les symétries fondamentales sur lesquelles s'appuiera la solidité de l'ouvrage fini. Qui plus est, la construction de la toiture est notoirement la partie la plus dangereuse du chantier, et l'évacuer dès le départ rend l'équipe plus sereine pour aborder la suite. Commencer par le bas, sans savoir à quoi ressemblera le toit (qui est tout de même la quintessence de la maison : une maison, ce n'est pas un sol, ni des murs, c'est avant tout un toit, tout le reste est littérature), c'est mettre la charrue avant les bœufs et asseoir les bœufs sur le fermier. Les plus grandes prouesses architecturales ne se sont pas faites autrement, vous diront-ils, en prenant pour exemples quelques célébrités dont vous ignoriez qu'elles avaient été construites selon ce principe, comme les pyramides d'Égypte et d'Amérique du Sud, ou la Tour Eiffel.

Mais malgré tous ces beaux discours, quand on en voit un déraper sur une tuile et s'abattre sur le sol sans concession avec son échelle qui lui retombe sur le râble, on ne peut s'empêcher de murmurer en son for intérieur : « On l'avait bien dit, qu'ils n'avaient pas inventé le fil à couper le beurre ! »

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