LE VILLAGE FLOTTANT

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Bien qu'il n'y circule plus grand-monde aujourd'hui, le canal de Vamecy fut à l'origine construit dans le double but d'irriguer des zones arables trop éloignées de la Bielle et d'ouvrir une voie commerciale navigable vers des endroits où cette dernière ne passait pas, parce que les cours d'eau naturels, c'est bien joli, mais ça ne va pas toujours là où on voudrait, et même pratiquement jamais.

Ce commode supplément artificiel aux insuffisantes ressources proposées par la nature a permis l'émergence, au fil de son rectiligne parcours, de nombreuses petites communes paisibles et passablement somnolentes, dont la seule digne d'intérêt est celle de Penchardes, ainsi nommée parce que sa configuration particulière épouse au plus près la légère pente du canal. Contrairement aux autres villes qui jalonnent la voie d'eau, Penchardes n'est pas située sur la rive, mais sur le canal même : ses habitants vivent à bord d'embarcations plus ou moins confortables, arrimées côte à côte le long de la berge, sur laquelle ils peuvent se rendre à loisir par de petits pontons qu'ils déploient ou rétractent quand bon leur semble. Davantage que les bateaux eux-mêmes, d'ailleurs, ce sont peut-être ces pontons qui cristallisent la quintessence de l'endroit : pouvoir replier ce trait d'union entre l'eau et la terre, c'est pouvoir devenir une île, se soustraire au monde le temps que l'on voudra, et revenir à lui quand le moment s'y prêtera.

L'autre avantage majeur de ce mode de vie semi-fluvial est la possibilité, largement exploitée par les Penchards, de déplacer ou d'intervertir les bateaux afin de changer régulièrement de voisins et de redistribuer un peu les cartes pour déjouer l'ennui. Chaque bateau étant peint d'une couleur différente, ce curieux ballet prend, vu d'en haut, l'allure d'un arc-en-ciel aquatique dont les teintes juxtaposées permutent d'un jour à l'autre, selon les glissements des différents navires sur le spectre.

Quand un Penchard sent que ses voisins, quels qu'ils soient, commencent à lui courir sur le haricot plus que de raison, il largue les amarres et va s'installer quelque temps ailleurs, un peu plus en amont ou en aval, ce qui permet d'apaiser les tensions et de préserver une certaine harmonie du tissu social. Parfois, l'un d'entre eux se détache et s'en va derrière l'horizon, pour ne revenir qu'au bout de plusieurs années. Quelques-uns ne sont même jamais revenus. C'est un luxe à nul autre pareil que de pouvoir partir quand on veut avec sa maison, sans bagages, sans avoir à s'expliquer.

Pour ceux qui restent, et pour les quelques touristes assez sagaces pour goûter les charmes du lieu, il y a un bateau-bistrot, sobrement baptisé « Le Comptoir », à bord duquel vous attend Jean-Dudule pour vous servir une lampée de fifrequet, un doigt d'essence de fenouil ou une larme de gibolin. La particularité de ce troquet flottant est que l'on n'y discerne pas très bien où commence l'ivresse, puisque le plancher tangue en permanence, aussi n'est-il guère besoin d'y écluser gibolin, essence de fenouil ou fifrequet pour en ressortir en titubant (d'où, peut-être, une autre étymologie possible du nom des Penchards).

Un peu plus loin sur le canal, en bordure du village, on trouve un escalier rongé de mousse qui part de la berge pour s'engloutir dans l'onde et les roseaux. Une vieille légende locale veut qu'il y ait à cet endroit une maison sous les eaux – un bateau sombré, ou un logis de pierre et de ciment ? Nul ne le sait. On murmure qu'une fois l'an, le jour de la Saint Charpent (à ne surtout pas confondre avec celui de la Sainte Charpente, qui n'existe que dans le calendrier gibolien accroché derrière le comptoir de Jean-Dudule), son habitant remonte à la surface et vient arpenter la rive le temps d'une nuit. Aux dires de certains, ce serait un canard.


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