STATUAIRE DES PONTS AUTOROUTIERS

31 6 48
                                    

Nombreuses sont les autoroutes qui passent aujourd'hui par la vallée de la Bielle, que leurs hideuses striures goudronnées n'empêchent heureusement pas de verdoyer. Pour rompre la soporifique monotonie des longs trajets sur ces interminables langues de bitume, et accessoirement pour inciter les voyageurs à faire un détour pour venir découvrir leurs charmes, certaines villes ont pris l'initiative d'orner de statues les ponts situés aux sorties des autoroutes. 

Plus chères à construire, mais moins périssables que les panneaux illustrés, abîmés ou réduits en miettes au premier coup de vent, les statues représentent généralement l'attraction principale de la ville la plus proche, ou du moins, ce que la ville aimerait pouvoir présenter comme une attraction. Tout a commencé lorsque la municipalité de Moncornet a jugé opportun de promouvoir son terrain de golf en juchant sur le pont voisin une monumentale statue de golfeur, figuré le club en l'air après un putt bien senti. Dominant l'asphalte du haut de ses cinq mètres, ajoutés aux huit mètres du pont, l'athlète, visible de très loin, a promptement attiré l'attention, bien que le nombre exact de conducteurs ayant véritablement décidé à sa vue d'emprunter la sortie vers Moncornet reste à vérifier. Dès lors, la ville de Cornemont, sempiternelle rivale moins opulente de Moncornet, s'est juré de ne pas demeurer en reste, et s'est attelée à la construction de sa propre statue, de l'autre côté du pont. Il y eut un bref débat sur la forme du monument, mais Cornemont n'ayant pas d'autre activité notable que la culture des champignons, on s'arrêta bientôt sur l'idée d'un champignon géant, qui fut érigé face au golfeur. 

Faute de budget, le champignon était un peu moins grand et magnifique que son concurrent, aussi un membre astucieux du Conseil municipal eut-il l'idée de faire représenter au pied dudit champignon une réplique miniature du golfeur. La pilule passa mal à Moncornet, où l'on n'était pas prêt à tolérer une telle outrecuidance de la part d'un patelin même pas fichu d'entretenir son minigolf (en effet, il y avait des champignons un peu partout sur le parcours). Aussitôt, réponse fut faite à l'affront par la construction d'un champignon aux dimensions proprement ridicules au pied du golfeur, et l'on prit soin de mesurer au préalable le golfeur miniature de Cornemont pour réaliser du côté de Moncornet un champignon encore plus petit. On devine la suite : Cornemont renchérit en fabriquant un deuxième mini-golfeur encore plus minuscule que le précédent, Moncornet refusa de se laisser distancer dans la course à la miniaturisation, et depuis la bataille fait rage sur le pont entre les deux villes, bien qu'elle échappe complètement aux yeux des automobilistes qui, depuis leur habitacle, ne voient passer que les deux sculptures les plus imposantes.

La joute entre Cornemont et Moncornet ne tarda pas à faire des émules : chaque ville songea bientôt à se doter d'une statue pontuaire qui claironnerait sa richesse culturelle aux badauds motorisés de passage. On vit ainsi fleurir sur les ponts autoroutiers de la région des œuvres d'art aussi curieuses que diverses : une écrevisse géante pour Rubignon-lès-Bielle, un bateau-maison pour Souches-sur-Bielle, une échelle dressée vers le ciel pour Rebroussons, un nuage pour Courtebielle, des horloges suspendues sous l'arche du pont pour Brégompier, une reproduction à échelle réduite du clocher en allumettes de Paperousse (alors que sa maison-livres est beaucoup plus intéressante), des chats pour Raminagroville, une effigie d'Érythrée le crocodile pour Clochouilles-en-Biellois, un peute pour Prostipeute, une conque pour Contrempoint (bien que sa fameuse conque ne s'y trouve plus depuis des lustres, mais la ville n'a jamais eu le cœur de déboulonner sa statue). La palme absolue de l'hypocrisie revient sans conteste à Pont-sur-Bielle, qui a eu le culot de reproduire sur son pont autoroutier les maisons qui ornaient autrefois son petit pont sur la rivière, et dont l'Histoire nous apprend que ses habitants les ont jadis eux-mêmes détruites de leurs mains courtaudes et velues.

Cette surenchère souleva une question délicate : quid des villes qui n'avaient pas d'identité visuelle forte ? Par exemple Beuthée, la ville sans portes, dont l'identité se construit non sur un objet, mais sur son absence ? Qu'en était-il de Creuzouillon,  dont le principal argument de vente était une série de trous dans la roche (on rejoint un peu ici le schéma du golf, en moins vendeur). Et que pouvait faire Brebioute-en-Grébichois, dont la seule et unique spécificité consistait à donner annuellement la chasse à un animal que personne n'avait jamais vu ? Pour ces communes aux concepts amorphes et évanescents, comment concurrencer celles qui s'étaient équipées de monuments flamboyants ? Il reste ainsi quelques ponts non ornementés sur les autoroutes de la vallée, et l'on constate, de temps à autre, des dégradations délibérées sur les statues des bourgades mieux pourvues, sans que l'on puisse bien savoir qui en est responsable. 

L'autre problème engendré par cette compétition formelle tient au fait que certains ponts, censés être des lieux de passage, sont devenus des destinations touristiques à part entière, victimes de leur succès, attirant parfois plus de public que les villes qui les ont conçus. On ne compte plus les embouteillages provoqués par les inconscients qui bouchent les sorties en stationnant illégalement sur les voies et se massent sur les ponts pour photographier les statues sous tous les angles. La circulation est aujourd'hui plus difficile dans cette zone, et les accidents en recrudescence. 

On peut donc se féliciter que cette singulière et dangereuse coutume reste cantonnée aux sections d'autoroute qui traversent la vallée de la Bielle, le reste du monde ayant fort heureusement choisi d'affecter les dépenses publiques à la réfection des ponts et chaussées plutôt qu'à leur décoration. 

FOLKLORE ET HABITAT DE NOS RÉGIONSWaar verhalen tot leven komen. Ontdek het nu