LE CHEMIN DE JUSÉS

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« J'usais de passer par ici », disent encore parfois les anciens du Biellois pour signifier qu'ils avaient jadis l'habitude d'emprunter un chemin, et si vous leur signalez que c'est un anglicisme, ils vous répondront qu'au contraire, ce sont les Anglais qui leur ont repris ce tour de phrase, en le faisant passer pour une grande trouvaille. C'est peut-être là l'origine du nom de la ville de Jusés, aujourd'hui l'un des lieux de pèlerinage les plus importants de la vallée de la Bielle.

Elle a acquis ce statut éminent lorsque Saint Frusquin, ou Saint Glinglin selon les versions, aurait malencontreusement oublié une sandale dans une fontaine municipale, dont l'eau est depuis réputée guérir tous les maux, ou à peu près (bien que la sandale ait disparu). Si vous scrutez attentivement les routes de la vallée, vous découvrirez de temps à autre, coulée dans le bitume, l'empreinte d'une sandale. Si vous décidez de suivre ces empreintes, elles vous mèneront jusqu'à Jusés, et vous entreprendrez alors le fameux pèlerinage dont il est fait mention quelques lignes plus haut. Vous n'êtes pas au bout de vos peines.

Il vous faudra maintenant retracer toutes les étapes du parcours suivi en son temps par Saint Glinglin (ou Frusquin) pour se rendre à Jusés et y perdre sa chausse. Plusieurs villes se disputent l'honneur d'avoir été son point de départ, aussi devrez-vous d'abord choisir entre Creuzouillon, où il aurait creusé un trou vaguement en forme de lui-même dans une paroi de tuffeau pour marquer l'endroit d'où il serait parti (d'où, peut-être, le nom de la ville), Souches-sur-Bielle, d'où il se serait embarqué à l'époque reculée où ce petit hameau anodin était un port fluvial, et Rubignon-lès-Bielle, où il aurait enterré une écrevisse à l'emplacement exact où il aurait commencé son périple, bien qu'aujourd'hui personne ne sache plus où c'était, et que de nombreux Rubignonnais prétendent que c'était dans leur jardin.

Il s'agira ensuite de passer par Raminagroville, où vous devrez trouver un chat et le caresser, ainsi que le saint l'aurait fait lorsqu'il a traversé la ville. Heureusement, il s'y trouve beaucoup de chats, mais si d'aventure vous n'en rencontrez pas, ou s'ils refusent de se laisser caresser, comme l'envie leur en prend quelquefois, vous serez bloqués à Raminagroville indéfiniment. Certains, qui n'ont jamais dépassé ce stade, y vivent encore aujourd'hui.

De là, il faudra vous rendre à cloche-pied à Beuthée, car on raconte qu'après s'être laissé caresser par Saint Frusglin, le chat l'aurait griffé assez sévèrement à la cheville, entravant ses facultés motrices. Une fois sur place, entrez dans trois maisons au hasard, selon l'exemple du saint qui a cru trois fois entrer dans la taverne du village alors qu'il s'invitait par erreur chez des particuliers. L'affaire devrait être facile, les demeures des Beuthéens étant notoirement dépourvues de portes. L'explication avec les résidents sera, en revanche, plus délicate.

Vous irez ensuite de Beuthée à Clochepied, la ville, cette fois, dont on ne sait trop pourquoi elle s'appelle ainsi puisque ses habitants ne pratiquent pas cette démarche malcommode. Vous y jonglerez avec vos chaussures au milieu de la grand'place, comme Saint Fruquinquin est supposé l'avoir fait avec ses sandales pour divertir les enfants pendant la Grande Famine.

Sur ce, allez à Rebroussons, où vous ferez demi-tour, car c'est l'endroit où le saint se serait aperçu qu'il s'était trompé d'itinéraire, et aurait rebroussé chemin (d'où, peut-être, le nom de la ville). Filez tout de suite à Prostipeute, où vous défierez le premier venu à la course en sac (il n'a pas le droit de refuser), selon une autre tradition dont on ne connaît pas très bien le rapport avec ce qui nous intéresse.

Quand vous arriverez enfin, moulus, à Jusés, n'allez surtout pas jeter votre chaussure dans la fontaine : la municipalité vous verbaliserait sans états d'âme. En effet, tant de pèlerins étriqués ont pris l'exemple du saint au pied (chaussé) de la lettre que la fontaine est régulièrement mise hors service par l'accumulation des godillots qu'on y dépose. Le mieux est encore de la garder pour la jeter au visage de ce mystérieux pique-assiette qui parcourt la vallée en tous sens en répétant à qui veut l'entendre : « J'ai cent ans et j'ai faim ». Mais là encore, prudence : certains susurrent que ce perpétuel affamé errant ne serait autre que Saint Gluquin en personne, poursuivant son périple par-delà les siècles.

Naturellement, vous pouvez aussi faire le Chemin de Jusés en voiture, et vous dispenser de toutes ces fastidieuses cérémonies. On est toujours libre, après tout, de choisir la voie des faibles, et ce ne sont pas tous ces fieffés hypocrites que vous tenez pour vos amis qui oseront vous le reprocher.




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