Pluie d'avril

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Plus tard dans la journée, Georgie regardait la pluie qui lessivait les carreaux de la fenêtre de la nursery. Il suivit du doigt une goutte d'eau qui en prit plusieurs autres dans son sillage avant de s'écraser sur le rebord. L'allée des Cerisiers, d'ordinaire animée en fin de semaine, était déserte. Même Miss Lark, qui promenait toujours son Yorkshire Andrew et son jumeau Willoughby l'après-midi, était restée chez elle. Comme c'était ennuyeux de regarder une avenue vide par mauvais temps ! Les gouttes sur la vitre l'empêchaient de voir les détails de l'allée, comme le réverbère devant leur maison. La pluie masquait même le gardien du parc ! Il devait être trempé, et perdre son temps à surveiller un parc désert. Georgie balaya une énième fois l'avenue du regard, dans l'espoir de trouver une autre distraction. Rien n'avait changé. Oui, il n'y avait rien de plus ennuyeux qu'une allée déserte un jour de pluie. Le garçonnet quitta alors son poste à la fenêtre et rejoignit sa sœur.

Annabelle, elle, s'efforçait d'occuper son esprit avec un ensemble d'animaux en argile autrefois placés sur sa table de chevet, qu'elle arrangeait sans cesse différemment. Pour décombrer le meuble, la petite fille les avait rangés dans un grand bateau en bois, reproduisant le mythe de l'Arche de Noé. Mais elle avait l'air déconcentrée, comme le prouvaient les regards fréquents qu'elle glissait à son oiseau de bois offert par Nellie le jour précédent. Elle souhaitait tellement le voir revenir à la vie qu'elle avait bien cru qu'il s'animait une fois, mais le passereau occupait toujours la même place sur son socle. Il n'avait pas bougé depuis qu'il avaient quitté le bol, ce qui somme toute était assez logique. Enfin, si l'on peut qualifier de "logique" une visite à l'intérieur d'un compotier.
- Je m'ennuiiiiiiiie, se plaignit John.

Annabelle leva la tête vers son frère, qui occupait une bien étrange position : si le haut de son corps était appuyé contre le sol, il pointait les jambes vers le plafond.
- C'est nul, quand il pleut, résuma-t-il d'un ton fataliste.

- Et ce n'est pas près de s'arrêter, poursuivit Georgie au son du clapet régulier des gouttes sur la vitre.
- Et ce n'est pas en vous plaignant que la pluie stoppera plus vite ! signala Mary Poppins en entrant dans la nursery. John, par pitié, adoptez une posture convenable.
- Mais on s'ennuie, Mary Poppins ! répéta John. Papa et Tante Jeanne sont au travail. Où sont Jack et Bert ? On ne les a pas vus, aujourd'hui.

- Jack est parti emprunter de quoi réparer son échelle, qui s'est brisée hier.
- Alors comment il a pu travailler ce matin ? questionna Annabelle.
- Il a dû prendre celle d'un camarade qui ne travaillait pas. Vous lui demanderez, vous aurez votre réponse. Quant à Bert, le Ciel seul sait où il est ! Il est incapable de rester au même endroit.

- Et Ruth ? dit Georgie.
- Elle dort en ce moment-même, répondit la baby-sitter.
- Au moins, quand elle dort, elle n'embête personne, maugréa John à voix très basse.
- On s'ennuie quand même, récapitula le benjamin. On est tous seuls et on s'ennuie.

Annabelle venait d'ouvrir la porte de son bateau de bois, pour en sortir les figurines de Noé et sa femme Haykêl, eux aussi en bois.
- On dirait une petite Nellie Rubina, fit-elle au sujet de la figurine d'Haykêl.

Alors, machinalement, elle regarda une énième fois le coucou sur sa table de nuit. Toujours rien. Elle soupira, lasse de son propre comportement.
- Je ne sais pas quoi faire à présent, murmura-t-elle.

- Puisque vous semblez tous vous ennuyer... soupira Mary Poppins en se dirigeant vers son sac à motif tapisserie, qu'elle emporta et posa sur son lit.

Elle y glissa la main, puis le bras jusqu'à l'épaule, et en sortit successivement : un paquet de pastilles pour la gorge, une bouteille de sirop, un jeu de cartes à jouer, un mètre-ruban, et un livre à la couverture bordeaux. Elle s'empara de ce dernier avant de ranger le reste.
- C'est le livre qu'on a trouvé hier au parc ! s'exclama Georgie. Il est comme neuf !

En effet, l'ouvrage semblait entièrement restauré. Si la veille, ils l'avaient trouvé détrempé, sale et abîmé, le livre était à présent sec, et les pages impeccables. Les taches de boue avaient été retirées, et la couverture paraissait plus nette. Même le titre doré élégamment manuscrit, à moitié effacé le jour précédent, resplendissait.

- Qui l'a remis en état ? s'étonna Annabelle, les yeux exorbités. Topsy ?
- Vous étiez en ma compagnie toute la journée d'hier, rétorqua Mary Poppins. Comment serais-je allée faire réparer ce livre à votre insu ?

Désarmés par cette logique implacable, les enfants ne répondirent pas.
- Mais qui l'a réparé alors, si ce n'est pas Topsy ?

La question fut superbement ignorée. Mary Poppins ouvrit délicatement le livre à la page du sommaire.
- Choisissez un conte, proposa-t-elle.

Les trois enfants se rapprochèrent pour mieux voir. "Le Petit Chaperon Rouge", "Cendrillon ou la Pantoufle de Verre", "Le Chat Botté"... Le recueil comportait plusieurs dizaines de contes, et il était difficile d'en trouver un qui se démarque des autres. John pointa soudain l'un d'eux.
- Celui-là ! "Le Roi Sans Cervelle" !

Les deux autres approuvèrent sans hésiter. Mary Poppins dissimula un sourire. Elle était sûre de ce choix. Trois coups retentirent sur le panneau de la nursery.
- J'peux entrer ? demanda une voix masculine familière.
- Bert ! s'exclamèrent Annabelle et John.
- Entrez.

La grande silhouette du ramoneur se dessina dans l'encadrement de la porte.
- Vous étiez où ? demanda Georgie. On se le demandait...
- J'étais parti acheter des craies, répondit-il en brandissant deux paquets de bâtons de craie colorés.
- Juste ça ? fit Georgie, déçu.
- Et me trouver un autre travail, avoua-t-il avec un grand sourire.
- Mais vous en avez déjà un ! répliqua Annabelle.
- J'aime bien changer. Figurez-vous qu'ils avaient un petit boulot de livreur de journaux, sur la place de la cathédrale, et je l'ai pris ! On verra bien dans quelques jours... Il pleuvait trop, alors je suis rentré.
- Vous avez le chic pour toujours arriver au moment opportun, vous ! soupira Mary en levant les yeux au ciel. Mais puisque vous êtes là...

Bert décocha un charmant sourire avant de s'avancer dans la nursery.
- Donc Mary Poppins, reprit John, vous êtes d'accord pour nous lire ce conte ?

La nurse ouvrit le livre à la première page du conte, ornée d'une grande lettrine dorée.
- Qui parle de lire ?

Sur ces paroles mystérieuses, le vent se mit à souffler dans la pièce, bien que toutes les fenêtres soient fermées. Une légère odeur de livre neuf se répandit à travers la chambre, tandis que la brise redoublait d'intensité, forçant les enfants à fermer les yeux.

Mary Poppins en coup de vent [TERMINÉ]Where stories live. Discover now