Impeccable

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Lorsque Bert entra dans la cuisine, le matin suivant, il s'attendait à trouver la Dragonne (ou Sainte Bonne-Humeur, comme la surnommait Jack). Le ramoneur fut soulagé de voir uniquement Jeanne Banks, assise face au bureau encombré, occupée à étiqueter l'une après l'autre les feuilles qu'elle tirait d'une pile.

- Cent-trente-et-une, cent-trente-deux... (Elle sursauta à l'entrée de Bert) Oh, bonjour. Je vous en prie, asseyez-vous. Vous voulez manger quelque chose ?
- Par pitié, ne me vouvoie pas ! s'exclama le ramoneur. Je pensais que c'était sous l'effet de la surprise, mais ça a l'air de continuer ! Il me semble qu'on se connaît depuis assez longtemps, non ?
- C'est vrai, se reprit Jeanne, excuse-moi. C'est juste qu'avec votre... ton départ et ton retour...
- Je comprends. C'est vrai que je suis parti pendant longtemps. Je voulais voyager, faire le tour du monde, rencontrer des autochtones... Mais quelque chose me manquait. J'avais l'impression d'avoir laissé quelque chose d'essentiel derrière moi, et... et à mon retour, je l'ai retrouvé. Mes racines sont ici. Ma Heimat, comme on dit en Allemagne ! Ce tour du monde m'a été très profitable, mais... toute ma vie tient à Londres. Les gens que j'aime aussi, sont tous là. Si j'avais cru qu'en revenant à Londres, je reverrais au même moment mon ancien apprenti, mes deux enfants préférés du quartier, et...
- Et Mary Poppins, compléta Jeanne.

Bert se tut un instant, comme perdu dans ses pensées, avant de continuer :
- Je pensais que vous m'auriez tous oublié.
- Tu plaisantes ? s'exclama la manifestante. C'est toi qui as donné le goût du dessin à Michaël !
- Vraiment ? fit l'homme-à-tout-faire.
- Bien sûr ! confirma la suffragette. Il est très doué ! Quelques-uns de ses dessins doivent bien traîner quelque part... Il les cherchera à l'occasion.
- J'adorerais voir ça ! Quand il était enfant, il est vrai que ça semblait l'intéresser...
- Il adorait voir tes dessins sur les pavés, se remémora Jeanne. À un moment, quand Mary Poppins nous gardait, on était même persuadés avoir passé un après-midi entier dans l'un d'entre eux !

Bert sourit simplement.

- On pensait que Mary Poppins avait des pouvoirs magiques extraordinaires ! continua Jeanne.
- Mais Mary Poppins est extraordinaire !

Jeanne esquissa à son tour un sourire, perdue dans ses souvenirs.
- J'ai toujours pensé que c'était une nounou spéciale, dit-elle. Peut-être pas comme on l'imaginait -si Michaël était là, il me dirait que c'est ridicule. Mais elle nous aide toujours aux moments où nous en avons le plus besoin.
- Je me souviens de l'époque où elle vous gardait.

Bert parut sur le point d'ajouter quelque chose, mais se tut.

- Tu te rappelles de beaucoup de choses ! s'étonna la fille Banks. Tu dois te souvenir de toutes les bêtises qu'on a faites, enfants ?
- C'était surtout ton frère qui les faisait ! répondit Bert en riant. Il semble s'être bien assagi.
- Depuis le décès de Kate, l'an dernier, il devient de plus en plus comme Père. Ça allait mieux, mais ces temps-ci, il a une énorme charge de travail et quelques soucis à la banque. Ça le stresse, alors il essaie de prendre les choses à la manière de Père. Père a toujours tout réussi, professionnellement parlant, alors il s'imagine qu'en réagissant comme lui...

Elle termina sa phrase d'un geste évasif.

- Et toi ? Tu habites ici, aussi ? demanda le ramoneur pour changer de sujet. Je te vois souvent.
- J'ai bien un appartement, mais je passe le plus clair de mon temps ici. Mes horaires ne sont pas arrangeants. Je n'ai presque plus le temps de manifester ! Aujourd'hui, c'est mon jour de congé, alors, j'en profite.
- D'où les tracts.

Jeanne acquiesça alors que Bert pointait la pile de tracts estampillés "S.P.R.U.C.E.". "Impeccable", ça l'était ! Jeanne avait parfaitement organisé cela.

- "Spruce", c'est le front travailliste ?
- Exactement ! réagit-elle en se levant d'un bond pour réorganiser une énième fois la pile. On a tout ça à distribuer en partant de l'Union Hall pour finir sur la place !
- Toujours aussi énergique, rit le ramoneur. J'ai l'impression de revoir la petite Jeanne Banks, toujours à la fenêtre pour nous dire bonjour, quand on passait avec Jack, qui nous attendait même devant la fenêtre une demi-heure avant pour être sûre de ne pas nous rater.
- Oh... Oui, oui, je m'en souviens confirma l'intéressée, soudainement gênée par l'évocation de ce souvenir.
- En parlant de Jack... commença Bert avec un clin d'œil. Il n'y a pas si longtemps, c'était un petit gamin à qui j'apprenais à nettoyer les cheminées...
- Oh, il n'a pas changé, fit Jeanne, faisant mine de ne pas relever l'allusion. Il a toujours le même sourire.

En y réfléchissant, c'était cela qu'elle aimait le plus chez lui. Il n'avait pas changé. Il n'était pas ennuyeux. Il avait gardé cette lueur espiègle dans l'œil, ce sourire presque enfantin, et ce côté serviable qui le caractérisaient tant étant enfant. Elle se surprit à se demander si elle, Jeanne Banks, était devenue très différente de la petite fille qu'elle avait été. Oui et non, d'une certaine manière. Si elle avait pris les responsabilités qui incombaient à son rôle d'adulte, et marchait à présent dans les pas de sa mère, le parallèle que venait de faire Bert à propos d'elle l'avait comme rassurée. Cette impression de sécurité lui parut en premier lieu très étrange, comme si elle oubliait quelque chose de capital, tout en s'en rappelant assez pour ne pas douter de sa présence...

La fatigue, se ressaisit Jeanne Banks en chassant ces pensées confuses de son esprit.
Elle dormait peu ces derniers temps, et la cousine Ruth n'avait rien arrangé. Ajoutez à cela des journées bien remplies... Jeanne regarda l'horloge.
- Oulà ! Je ferais mieux d'y aller si je ne veux pas rater le service des petits-déjeuners à l'Union Hall. C'est le moment où il y a le plus de monde !

- Cours vite ! la pressa Bert d'un air amusé.

Trente secondes plus tard, Jeanne était sortie.

Mary Poppins en coup de vent [TERMINÉ]Where stories live. Discover now