Regrets

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Annabelle se réveilla en sursaut. Mary Poppins terminait de border son lit. Elle mit un court instant à se rendre compte qu'elle était de retour dans la nursery.
- Cessez de vous agiter, ordonna Mary Poppins à voix basse.

La fillette se redressa et regarda ses vêtements : sa robe de chambre sur son pyjama en coton habituel.
- Oh... fit-elle, déçue. J'ai mon pyjama.
- Pourquoi porteriez-vous un autre vêtement ? demanda rhétoriquement la nurse.
- C'était génial, le Royal Doulton Music-Hall, Mary Poppins ! intervint John, qui se réveillait également.
- Je ne vois pas à quoi vous faites référence.
- Et l'opéra ! fit Georgie.
- Pourquoi tu es si focalisé sur l'opéra, Georgie ? questionna Annabelle. Toi qui détestais ça avant...
- Maman... Elle... Elle adorait l'opéra.

L'information frappa de plein fouet Annabelle. Elle n'avait pas fait le lien... Les évènements de l'année dernière l'avaient entièrement occupée, et elle n'avait plus osé repenser à la passion de sa mère depuis, peut-être par peur de rouvrir une blessure qui n'avait pas encore cicatrisé. Ce qui n'était manifestement pas le cas de Georgie, qui avait prononcé ces derniers mots avec une tristesse palpable. Il se retourna et enfouit le visage dans son oreiller, afin de masquer les pleurs silencieux qui menaçaient d'éclater à tout moment chez le petit garçon. Sa mère aurait adoré le spectacle de Miss Wren. Georgie étouffa un hoquet, soudain en proie à un immense regret. S'il avait su ce qui se serait passé, il n'aurait pas autant rechigné la dernière fois que sa mère avait manifesté le désir de voir un spectacle d'opéra... S'il avait su, il aurait été plus complaisant. S'il avait su, il aurait été meilleur et plus facile à vivre... Comme il regrettait, à présent, et comme il souhaitait que sa mère eût été avec lui pour voir le spectacle du cabaret Royal Doulton...
Georgie sentit soudain une main lui caresser la joue. À contrecœur, il regarda dans la direction dans laquelle se trouvait la main. Mary Poppins avait sorti un mouchoir d'une poche de son tablier et lui tendait patiemment. Comment avait-elle deviné qu'il pleurait ? Georgie se sentait partagé entre la fierté et le besoin. Ce fut finalement ce dernier qui l'emporta, et le benjamin de la famille saisit le mouchoir. Il regarda son frère et sa sœur. Difficile de distinguer leur expression, dans la pénombre, et s'ils ne semblaient pas pleurer, ils avaient tout de même l'air aussi triste et abattu que lui.
- Vous la reverrez, dit Mary Poppins d'un ton très doux et compatissant. N'oubliez pas les paroles de Nellie Rubina, aussi vraies que les miennes.

Sur ce conseil, elle termina de border les trois lits, ramassa Gillie (la girafe en peluche) sur le sol et la rendit à son propriétaire, et détacha le fermoir en acier de son collier. Les trois médaillons or, argent et cuivre renvoyèrent un instant la lumière que la porte entrebâillée laissait filer, avant que Mary Poppins les pose soigneusement sur la petite commode de bois blanc.

- Merci beaucoup d'être retournée au Royal Doulton Music-Hall pour nous, Mary Poppins, remercia Annabelle.
- Oui, merci, c'était génial. répéta John.
- Merci, j'ai vraiment aimé, dit Georgie, que les paroles de la baby-sitter avaient apaisé.

- Ma foi, je veux bien piquer une fleur à mon chapeau si je sais de quoi vous parlez ! fit-elle, sa fermeté habituelle retrouvée. Vous avez dû rêver, encore une fois. Quelle imagination... Je m'en vais présenter mes respects à votre famille, et je veux que vous soyez tous endormis quand je reviendrai, une longue journée nous attend demain.

Les trois enfants acquiescèrent. Mary Poppins s'apprêtait à quitter la pièce quand Georgie la rappela timidement une dernière fois.
- Mary Poppins ?
- Oui ?
- Vous resterez combien de temps avec nous ?
- Je resterai aussi longtemps que possible, répondit-elle d'une voix qui n'avait plus rien d'autoritaire.
John attendit que son pas léger se soit éloigné de la porte pour prendre la parole.
- On est bien retournés au music-hall, non ? chuchota-t-il. On sait que la première fois ça s'est vraiment passé, mais là ?
- Je suis sûr qu'on y est allés aujourd'hui, murmura Georgie. Mais impossible de savoir vraiment...

Annabelle changea de position, dans son lit, en se demandant si tout cela n'était que le fruit de leur imagination. Elle sentit quelque chose de dur au niveau de sa cuisse, sur le matelas. Elle se rassit tout à fait et chercha la raison de son inconfort. Rien sur le matelas. Mais la poche de son pyjama était lestée : il y avait quelque chose à l'intérieur. Elle y plongea la main et en ressortit un petit coucou en bois, les plumes peintes et l'œil verni.

- Le moineau de Nellie Rubina ! s'écria John.
- Chut ! fit sa sœur. (elle reprit plus bas, examinant l'objet sous toutes ses coutures, dans son incrédulité) Alors, vous vous en souvenez, elle m'a vraiment offert un oiseau...
- Ça veut dire qu'on est vraiment allés au Royal Doulton ! exulta Georgie. Avec Nellie Rubina, Miss Wren...
- Et M. Sapin ! compléta John.
- Caryer, corrigea Annabelle en posant l'étourneau sur sa petite table de chevet.

Elle fixa le petit coucou, en quête d'un bruissement de plumes. En vain.
- Il n'est plus vivant, regretta-t-elle. J'aurais dû m'en douter.
- Peut-être que Mary Poppins lui redonnera vie ! espéra Georgie. Avec elle, il arrive toujours des choses étonnantes.
- Peut-être... redit-elle, néanmoins sans grande conviction. (Il y eut un silence durant lequel elle regarda longuement le cadeau, pensive, puis elle se résigna à éteindre la lumière et à s'allonger) Bonne nuit, John. Bonne nuit, Georgie.
- Bonne nuit, répondirent en écho les deux autres membres de la fratrie.

Et ils s'endormirent.

Mary Poppins en coup de vent [TERMINÉ]Where stories live. Discover now