Chapitre 62

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Ils parcoururent un grand nombre de couloirs et de rampes en silence, toujours plus loin, toujours plus profond dans l'immense bâtiment. Claire n'aurait su dire si elle reconnaissait les lieux : ses premières heures sur Kivilis lui paraissaient à la fois si lointaines, et pourtant si proches ! Il lui sembla que certaines parties du parcours lui étaient familières, mais elle n'aurait pu en jurer : après tous ces mois ici, l'architecture, les matériaux et les inscriptions sur les murs et le sol avaient perdu leur caractère étrange et inconnu.

Après un dernier turbolift, ils débouchèrent dans un large couloir strié des bandes grises et bleues des secteurs d'Administration & Recherche. Une vingtaine de mètres plus loin, le couloir se terminait en cul-de-sac devant un énorme sas de sécurité, surveillé par deux gardes. De chaque côté, deux portes se faisaient face.

Son escorte se repositionna autour d'elle, face à la porte de gauche.

Le Seigé était là, tout proche. Elle le sentait, comme une lourdeur dans l'air, un sentiment familier qui venait combler un vide dont elle n'avait pas pris conscience, jusque-là.

Elle fit un pas en avant, alors que son escorte restait immobile. Et la porte s'ouvrit.

Serrant les dents – et barricadant ses pensées de toutes ses forces – elle franchit le seuil.

Cependant, malgré toutes ses résolutions, elle s'arrêta net, quand elle vit que Leftarm n'était pas seul.

A côté de l'imposante carrure du Seigé, le Directeur paraissait minuscule. Claire, qui ne l'avait jamais vu debout, fut surprise de constater que le petit homme chauve était beaucoup moins grand qu'elle.

Trois autres personnes se trouvaient dans la pièce : un Sullite, disposant d'un air affairé des plats sur une grande table, et deux Amazones – la rousse qu'elle avait déjà rencontrée, et une brune qu'elle n'avait jamais vue. Nonchalamment accoudées à une console, les deux femmes lui jetèrent un regard glacial.

— Ah, ronronna le Directeur en l'apercevant, levant un verre rempli d'un liquide bleu et pétillant. Nous vous attendions. Vous joindrez-vous à nous ?

D'un geste ample, il désigna la table et le troisième couvert que l'on finissait de mettre en place. Sur un signe du Directeur, le domestique se retira silencieusement par une porte de service, au fond de la pièce, alors que les deux guerrières se redressaient, un sourire artificiel sur le visage. Elles étaient vêtues de manière toujours aussi provocante et sensuelle, dans un style outrancier, cuissardes, bustiers ajustés et longues jupes fendues, bleue pour l'une, blanche pour l'autre.

Elles toisèrent l'arrivante d'un air froid. Dans leurs yeux, il n'y avait plus trace du dédain que Claire avait précédemment expérimenté : cette fois, c'était en temps que menace potentielle qu'elles la fixaient.

Un instant désarçonnée, Claire se reprit très vite. C'était ainsi ? Eh bien, elle allait jouer le jeu...

Gagner du temps. Cela seul importait désormais.

— Si le Seigé le permet... répondit-elle en inclinant la tête en un salut civil impeccable.

Leftarm ne dit rien, impassible, se contentant d'incliner légèrement la tête en retour. On aurait cru qu'ils s'étaient quittés la veille à Bhénak, non que près de trois décades s'étaient écoulées sans la moindre nouvelle de sa part. Comme si sa brusque réapparition munie d'une fausse identité et d'un uniforme de chercheur d'Armora était prévue de longue date.

Ou presque. La présence écrasante de son mentor était, ce soir-là, encore plus pesante que d'habitude.

— Parfait, parfait, approuva le Directeur avec un sourire ravi, comme s'il était réellement enchanté de la trouver là. Mesdames, je ne vous retiendrai pas plus longtemps, ajouta-t-il en s'inclinant galamment vers ses gardes du corps. Je vous rejoindrai tout à l'heure.

Les deux femmes acquiescèrent de la tête, mais Claire sentit nettement, sous le sourire de façade, leur réticence à se voir ainsi congédiées. Les Amazones s'inclinèrent gracieusement devant le Directeur et ses hôtes, puis, d'une démarche féline, se dirigèrent vers la porte. Elles passèrent de part et d'autre de Claire, la frôlant au passage. Frôlement délibéré, comme un avertissement – ou une menace.

— Je vous avoue que je suis surpris de votre présence ici, Assistante Monestier, reprit le Directeur comme si de rien n'était, quand les femmes eurent disparu. Seigé Leftarm m'avait dit que vous étiez retenue par les Libertans.

Il savait ! Il savait donc parfaitement pourquoi elle n'avait jamais rejoint Kivilis dans le temps prévu, il savait qu'elle était prisonnière des Libertans !

Connaissant le Seigé, Claire n'était qu'à peine surprise. 

Mais que sait-il d'autre ? Et comment a-t-il su ?

Seigé Leftarm est toujours bien informé, acquiesça-t-elle d'un air neutre.

— Il était inquiet à votre sujet, précisa le Directeur.

Elle jeta des yeux inquisiteurs vers son employeur, mais il lui retourna le regard impassible qu'elle connaissait bien.

— Apparemment, son inquiétude n'avait pas lieu d'être, reprit son hôte en s'asseyant au bout de la table. Mais je vous en prie, asseyez-vous, et racontez-nous donc tout cela en détail... !

Claire tentait de faire recadrer ses souvenirs avec l'homme affable qui lui indiquait galamment la place à sa gauche. La dernière fois qu'ils s'étaient vus, il l'avait considérée comme un insecte, une quantité négligeable. Là, il paraissait réellement ravi de la voir, et elle ne parvenait pas à sentir de duplicité en lui. Quel était donc ce nouveau piège ?

Leftarm s'assit en face d'elle, l'air sombre. Quel que soit le jeu auquel jouait le Directeur, il n'avait pas l'air de lui plaire.

Elle s'assit à son tour, s'efforçant de ne pas avoir l'air intimidée. Jamais elle n'avait pris ses repas à la table du Seigé, que ce soit dans les dîners officiels ou à son bureau, et elle doutait de pouvoir rien avaler. Elle prit une grande inspiration et commença son rapport.

— Comme vous le savez, je devais vous rejoindre de toute urgence sur Kivilis. J'ai donc embarqué sur le premier vaisseau en partance de Carialis, en utilisant l'une des couvertures mises au point avec Seigé Leftarm. Il s'est avéré que ce cargo a fait une halte non prévue au plan de vol, pour livrer des marchandises aux Libertans...

— Oui, nous savons cela, confirma le Directeur. Ce cargo – l'Œil du Cyclone, c'est bien cela ? - ne s'est jamais présenté à l'heure prévue sur Kivilis. Mais Seigé Leftarm a fini par retrouver ces personnes, et il leur a posé quelques questions...

Claire ressentit un brusque pincement à l'estomac. Elle n'avait jamais pensé à ce qu'étaient devenus Rad, Jissée et les autres... et n'avait pas imaginé une seule seconde qu'ils couraient un risque à cause d'elle !

— Ils n'ont pas été très coopératifs, confirma sombrement Leftarm.

Il s'agissait des premiers mots qu'il prononçait depuis qu'elle était arrivée, et elle sentit une sueur froide glisser le long de ses omoplates. Qu'était-il arrivé à l'équipage de l'Œil du Cyclone ? Elle déglutit et poursuivit :

— Ils m'avaient droguée et enfermée, pour que je ne sache pas ce qu'ils tramaient. Mais... ça n'a pas marché, et j'ai compris que j'étais dans un repaire Libertan. A partir de là, j'ai été prisonnière sur l'une de leurs bases.

Bon, autant passer sur les détails. Elle avait commis une faute dès le départ, qui avait entamé sa couverture, et elle croisa les doigts pour qu'ils ne demandent pas plus de précisions.

Elle savait ce qu'elle devait faire. Coller le plus possible à la vérité pour en dissimuler les omissions, et n'ajouter que le moins de données fictives possibles. Passer sous silence les points les plus dérangeants... pour l'instant.

Elle avait des comptes à demander à Leftarm. Mais elle ne comptait pas le faire en présence du Directeur, si aimable paraisse-t-il ce soir-là.


Kivilis - Le Cycle du Vortex, T1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant