IV.

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          C'était samedi matin, et tout allait mal. Le soleil était rouge, l'air sentait le gasoil, dans la rue, les voitures fumaient, et moi j'étais seule. Le verre de Théodore l'avait attendu toute la soirée, mais il n'était jamais venu. La radio avait crachoté toute la nuit, on avait fini par crachoter à deux. À toujours vivre introvertie, taciturne en toute circonstance, c'est le monde qui avait fini par me catapulter dans son effervescence.

« Ainsi, seront retirés de la libre consultation tout ouvrage ou propriété portant atteinte au bonheur commun. Les mots Malheur, désespoir, et tristesse, ainsi que leurs dérivés, ont officiellement été retirés du dictionnaire. Tout livre pouvant les contenir est désormais délictueux et interdit de circulation ; les auteurs coupables de diffamation... »

          On me bouscula, le bitume brûlant semblait avoir le même effet qu'un four et pourtant les gens se pressaient les uns aux autres en souriant. Devant l'immeuble de Théodore, il y avait un petit groupe de voisines, des commères de grande renommée aux presque talents d'ubiquité.

— Bonjour Camille, tu cherches Théodore ?

Je n'avais jamais vu un sourire aussi éclatant, même ses yeux de rapaces en étaient occultés, et son ton était si doux qu'on ne pouvait distinguer sa sincérité. Ces rombières étaient véritablement redoutables.

— Elle cherche Théodore, je le vois à son sourire, assura l'une d'elles en se léchant la lèvre.

— Pauvre trésor, renchérit une autre.

— La vie peut bien être cruelle parfois, mais qu'y pouvons nous ? Reprit la première à m'avoir interpellée.

Je sentis une coulée de sueur tremper ma chemise, la chaleur sûrement, l'appréhension aussi.

— Vous savez où est Théodore ? Mesdames, j'ajoutai rapidement avec un sourire en guise de consolation, un beau sourire.

— Tsk. Tsk. Pauvre trésor.

— Arrête, tu vois bien qu'elle ne sait pas.

— Camille, Théodore fait partie des 500 déportés. Ils sont venus l'attraper si tôt ce matin !

          Cette histoire de déportation, ça avait fait grand bruit, à la télévision, on parlait de « purification ». On voulait supprimer, chez la population, toute souche infectieuse, nous devions vivre en paix dans le bonheur, souriant, en éradiquant le virus du malheur, du désespoir et de la tristesse.

Dans ces moments de solitude, la radio venait combler mes silences de sa voix crachotante :

« Commençons cette merveilleuse journée par un sourire ! C'est gratuit, ça fait du bien, et c'est communicatif ! Notre gouvernement fait son possible pour rendre la vie de l'ensemble de ses citoyens agréable, soyez heureux, réjouissez-vous, l'ère du non-bonheur est abolie. »

          La première fois qu'ils avaient parlé de « surveillance », je n'y ai pas cru. Comment aurais-je pu ? J'avais cherché Théodore de nombreux jours avant de devoir admettre qu'il n'était plus là. Pourtant, des caméras à reconnaissance faciale avaient bel et bien été installées à chaque coin de rue, dans les impasses, les boutiques, les restaurants... Ils épiaient nos visages, scrutaient nos sourires. Désormais quand je rentrais chez moi, les rideaux étaient tirés, on avait l'impression de vivre dans un monde confiné, aseptisé de toute émotion négative. J'étouffais, et je ne pouvais que regretter. Oh que je regrette ! « C'est trop tard pour regretter » m'aurait lancé Théodore dans l'ombre d'un rideau.

Le monde n'avait jamais paru si heureux.

Et moi, je n'avais de cesse de songer, encore et encore : « Pourquoi n'avais-je pas réagi plus tôt ? Pourquoi ? » 

Et moi, je n'avais de cesse de songer, encore et encore : « Pourquoi n'avais-je pas réagi plus tôt ? Pourquoi ? » 

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Recueil de NouvellesWhere stories live. Discover now