III.

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           Le vendredi qui suivit, un peu avant notre traditionnel rendez-vous avec Théodore - c'était en milieu d'après-midi - je dus bien admettre que la nouvelle loi du sourire avait bel et bien eu un impact sur notre société. Une enseignante venait d'être arrêtée, « atteinte au bonheur public » qu'ils disaient, comme si le bonheur pouvait être une propriété commune. La vérité, c'est qu'elle ne souriait pas assez, cette enseignante, elle avait un visage terne et triste : ils avaient montré sa photo à la télé.

          Depuis, tout le monde souriait un peu plus. On marchait dans la rue, le visage bien dégagé, les dents bien blanches, le visage bien joyeux ; il fallait être gentil, tout le monde se disait « bonjour » plus spontanément. Mais il fallait surtout éviter les Contrôleurs-de-sourire, des sortes de bonshommes en uniforme blanc, des pacificateurs, sans matraque ni pistolet, destinés à contrôler la qualité du bonheur public.

— Madame ? S'imposa un homme face à moi.

          Je sortis brusquement de mes ruminations. Le parcours de santé dans lequel je me trouvais réapparut sous mes yeux, les familles étaient assises aux bords du lac artificiel, les enfants sauvages couraient, comme des sylvains aux pieds légers, auxquels l'herbe fine et jonceuse rougissait les jambes. Des boulots et des sapins enfermaient la clairière dans un espace clos, hors du monde, et quelques oiseaux désireux de fuir la ville volaient dans les cimes des arbres.

— Madame ! Me somma l'homme en face de moi, vous ne pouvez pas rester comme ça !

Cette fois, son ton était plus sévère, il devait être irrité par mon manque d'attention.

— Désolée, dis-je en esquissant un bref sourire.

— Nous sommes dans un espace public ! Me réprimanda-t-il en souriant, il y a des enfants ici. Vous devez sourire en découvrant au moins six dents, ne m'obligez pas à prévenir les Pacificateurs.

Je ne savais pas quoi répondre, mais sa menace eut l'effet immédiat de découvrir mon maxillaire supérieur.

— Ça ne se reproduira plus, assurai-je en me levant du banc sur lequel je m'étais perdue dans mes divagations internes.

          L'homme me jaugea, un regard de haut en bas, puis s'attarda sur mes dents, la taille de mes lèvres et sans doute aussi l'envergure de mon sourire. Il avait de minuscules yeux enfoncés dans leurs orbites, de ce type d'homme, aurait commenté Théodore, qui ment la main sur le cœur.

— Vous devriez essayer le blanchiment dentaire, déclara-t-il d'un air faussement désintéressé en me tendant sa carte, je tiens un salon au centre-ville. Le premier blanchiment est offert si vous faites l'Opération.

— L'Opération ? 

Immédiatement, je me maudis intérieurement. Ce que je voulais, c'était couper court à cette conversation, et non la prolonger !

— Enfin, vous ne savez pas ? s'offusqua-t-il en souriant, nos chirurgiens-dentistes proposent désormais de vous créer un sourire artificiel, mais qui a tout d'un vrai, attention ! Nous rehaussons simplement vos pommettes, de sorte à ce que votre sourire soit parfait de jour comme de nuit, à toute heure de la journée !

J'eus le réflexe de tâter mes lèvres du bout des doigts. Rehausser les pommettes ? Sourire artificiel ?

— Regardez ! S'exclame-t-il avec son sourire si parfait, vos lèvres tremblent, c'est normal d'avoir des crampes aux joues lorsqu'on ne sourit pas beaucoup. C'est en cela que l'Opération est extraordinaire ! Vous n'aurez pas besoin de faire d'effort pour avoir un sourire parfait !

— Oh.

          Cette fois, je tentai vraiment de couper court à la discussion, l'idée que quelqu'un aille me charcuter les joues pour un sourire ne m'enchantait pas tellement. J'eus du mal à me débarrasser du commercial, et ce fut seulement après lui avoir promis de passer à son salon, qu'il me laissa m'enfuir.

Mon cœur s'était serré, sans trop savoir pourquoi. Bah. Ça finirait par passer. J'avais juste hâte de pouvoir en discuter avec Théodore. 

 

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Recueil de NouvellesWhere stories live. Discover now