II.

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          On s'était quitté sur un malaise silencieux, Théodore et moi, pas forcément formidable pour notre amitié de dix ans d'âge. Mon caractère passif l'avait toujours énervé, puisqu'il était du genre agressif. Alors dans la rue, on marchait en silence aussi.

          Brusquement, une vieille dame se récria devant un nouveau panneau publicitaire grand comme un immeuble, large comme trois Théodore bout à bout, si haut qu'il faisait de l'ombre à la rue. Il happait le visage des passants et on se sentait obligé de le regarder. « Pour des dents plus blanches que blanches » annonçait l'entête, suivie d'un énorme sourire éclatant, parfaitement symétrique et aussi grand qu'une voiture. De telles publicités avaient été installées un peu partout dans la ville, on collait des affiches sur les trottoirs et les murs, on dessinait des sourires à la peinture sur les voies publiques et le programme télévisé ne diffusait presque plus que des dessins animés comiques. Le monde se remplissait de sourires, « C'est gratuit, ça fait du bien, et c'est communicatif ! » répétaient les présentateurs TV sur la chaîne nationale.

          Plus tard, c'est Théodore qui m'avait appris que notre quotidien local ne paraîtrait plus. Ils s'étaient justifiés adroitement : les médias véhiculaient en grande majorité de mauvaises nouvelles. Le gouvernement prenait donc « la responsabilité morale de réduire le stress de la population ». Cela devait bousculer le quotidien de nombreuses personnes, mais pour ma part, je trouvais ces changements cocasses, tout en ayant la certitude que ce n'était qu'une lubie passagère. Une nouvelle mode en quelque sorte.

— Et tu ne réagis pas plus que ça ? S'indigna Théodore en froissant son journal.

— Elles n'ont pas l'air si horribles que ça, ces « Nouvelles, Bonheurs et Joies », gloussais-je en attrapant le journal qu'il allait jeter.

          Les poubelles débordaient, déjà pleines, et les vapeurs saumâtres du caniveau flottaient sur l'asphalte comme un brouillard opaque. Sous le vrombissement des voitures, je m'exclamai en feuilletant le journal :

— Elles sont même plutôt marrantes ! Regarde, il y a de petits gags un peu partout... Et puis on ne parles que de nos victoires dans la partie sport.

— Tu parles, ce n'est pas comme s'ils allaient y conter toutes nos défaites.

          De toute façon, il fallait bien continuer de s'informer, Théodore avait beau grogner, lui aussi finirait par y adhérer. Nous avions continué de marcher sous l'égide de nombreux sourires, toutes dents blanches dehors, qui se dressaient de part en part de la rue comme deux immenses remparts.

Autour de moi, les passants continuaient de vivre comme avant : Théodore avait sans doute tort de s'inquiéter.

On oublierait vite. 

 

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