Six. ✷ La douche de Gabie.

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Juillet 2022, Italie. ✷ GABRIELE.

Petite, Gabriele aimait s'enfermer dans la douche pour pleurer. Toute habillée. Et l'eau brûlante coulait dans son dos, son tee-shirt collant à sa peau couverte de marques. Ses poings étaient serrés, les traces croissant-de-lune ( ô misère, son ancienne gardienne veille encore sur elle ! ) de ses courts ongles peints en argent présentent dans les paumes de ses mains frêles comme un constant rappel de sa colère interne ; et même lorsqu'elle ne le fait pas, elles sont là. Puis la température grimpe ; ce n'est jamais assez chaud. Les cicatrices de ses maux ( causées par ses mots ) ne partiront pas. Jamais. Des fines traces d'envie de mort qui resteront à vie. Car les gênes de ses parents-malheur sont imprégnés sous sa peau laiteuse ; manque de Soleil, fillette de la Lune. ( Depuis combien de temps l'astre doré n'a t'il pas caressé ses jolies tempes ? )

Le tissu veut se fondre à sa peau. Son silence lui griffe le visage. Son ventre la supplie de le remplir. Sa gorge ne trouve pas les mots pour s'exprimer. Le ciel est gris, ce matin. Ses pensées sont noirs, comme ses yeux tristes. Il faut dire que la météo déteint sur ses joues pâles. La pluie dévale et dévale encore son épiderme, tantôt froid, et tantôt chaud. Elle a des cernes, depuis quelques temps. Gabriele ne dort plus. Comment trouver le sommeil ? Chaque soir c'est la même chose ; un monstre hante ses cauchemars. Et ce monstre, c'est elle. C'est son père. C'est sa mère. C'est eux trois à la fois. Le monstre c'est la Mort qui vient chatouiller ses côtes translucides avec le bout de ses doigts.

Et dans la salle de bain, le sel sur ses pommettes se mélangeait au liquide qui lui réchauffait douloureusement la peau. Ses sanglots étaient étouffés par le bruit des gouttes frappant le sol. Le jet d'eau, pas ses larmes. Parfois, le sang carmin se joignait à la danse, se déplaçant gracieusement sur la céramique nacrée. En fixant le mur, Gabie se demande pourquoi elle est encore en vie. Pourquoi elle n'a pas cette chance d'être arrachée par le mariage de ses parents ? Elle entend son père hurler en bas, dans la cuisine. ( Sur qui ? Y'a plus personne dans cette maison hantée. ) Elle s'accroche à ses mèches brunes. La chaleur augmente.

Elle suffoque. De la buée s'est formée sur le miroir. Tant mieux. Elle ne veut pas se regarder dans les yeux. Si elle le fait, elle va vomir son petit-déjeuner qu'elle n'a pas mangé ; et qu'elle ne mangera pas. Gabie frotte son corps de toutes ses forces ; et même propre, elle se sent encore sale. Il fait encore plus chaud. Toujours plus chaud. Ce n'est jamais assez. L'enfer est agréable, quand on y est habitué. Quand elle sort de là, elle n'est plus la même. Elle n'est plus elle-même. Gabriele est celle qu'on attend d'elle, pas celle qu'elle voudrait être. Sa personnalité est-elle morte en même temps que sa mère ? La buée a disparue. Gabie enfile une serviette et regarde son cadavre dans le miroir.

Le monstre n'est pas sous son lit, il est à l'intérieur. Il se faufile sous les draps en espérant ne pas se réveiller. Gabie n'a que douze ans, pourtant plus rien ne la retient sur Terre. Ses joues sont creuses. Vides d'amour. Gabriele ne se nourrit presque plus. Sa maman lui coupe l'appétit, même si elle n'est pas là ; sa maman lui coupe l'appétit, parce qu'elle n'est plus là. La seule chose qu'elle veut engloutir, c'est le creux dans sa poitrine. À l'école elle n'a plus d'amies ; personne ne veut sympathiser avec son fantôme. Ses yeux sont secs. Les larmes ne coulent pas, hors de la douche. C'est le seul endroit où elle se l'autorise. Personne ne doit la voir craquer. Ils la pensent déjà assez faible. ( Leurs paroles chuchotées contre son oreille et son lobe arraché par leurs morsures. Maudit perce-oreilles qui se faufile dans les parois de la maison. )

Du sang frais coule entre ses jambes. Elle ne sait pas quoi faire. Le sang est son ami, mais là c'est different, Gabie le sait. C'est la première fois que cela lui arrive. Une phrase de sa mère lui revient en tête. Les premières gouttes de sang d'une femme ne viennent pas d'entre ses jambes mais de sa bouche, lorsqu'elle se mord la langue. Son corps suit seulement les étapes. Peut-être est-ce la mort, qui lui envoie un signe. Elle devrait poser quelques questions à sa grand-mère, mais elle ne lui parle plus. Son père ne veut pas qu'elle la voit. Pourquoi, papa ? Le liquide rouge tâche le carrelage. Gabriele va se faire gronder. Elle va être punie par son père, c'est sûr. La mort ne serait pas si mal. Azraël, si tu l'entends, viens là !

Elle est face à la porte en bois, mais n'a pas la force de baisser la poignée. C'est trop dur. Elle défait sa serviette, la laisse tomber par terre, au milieu du sang, et retourne s'enfermer dans la douche. Ce n'est pas encore le bon moment. Elle a besoin de cette eau brûlante. La brune éclate en sanglots, encore plus puissants qu'avant, et la voix grave de son père raisonne dans toute la maison. Un frisson remonte le long de sa colonne vertébrale. Gabie a peur. Ça sent la mort dans le couloir.

Putain de merde, ça fait bientôt deux ans. Sa langue ne répond même plus, tant elle est meurtrie par ses dents. Ses joues sont abîmées de l'intérieur, creusées par ses morsures. Le goût du cuivre imbibe sa bouche, et l'eau s'arrête de couler. Gabie ne le sait pas encore, mais quelqu'un l'a coupé. Le calvaire est fini, ma belle. La brune ne connaît pas la voix qui s'adresse à elle. Est-ce la Faucheuse ? Est-ce un Ange ?

On attrape son corps nu. On lui passe une serviette. On lui dit que tout ira bien. On lui dit que sera ira mieux. On lui dit que son père va payer pour ses actes. On tente de la rassurer. On lui dit qu'elle sera placée chez une tante, à Milan. ( Elle ne la connaît même pas. Depuis quand Gabriele a une tata ? ) Et on lui dit que l'enfer est terminé ; mais il ne la quittera jamais. Sa mère aurait honte, de voir dans quel état elle est. Elle ne veut pas aller chez sa tante. Elle ne veut pas quitter sa ville. Elle ne veut pas qu'on prenne soin d'elle. Elle ne le mérite pas. Pourquoi fuir ses problèmes, alors que d'autres l'attendent là-bas ?

( La Lune sourit gentiment. Elle sait. L'astre argenté lui réserve une petite surprise : d'un commun accord avec son amant rayonnant, ils ont décidé de lui offrir une nouvelle amie, dans la ville Lombarde. Palmira, selon nos échos. Fillette du Soleil et de l'Été. La perle du Duomo, l'artiste de la ville. )

Gabie a douze ans et pour elle, sa vie est déjà ruinée. Ce qu'elle ne sait pas, c'est que dans huit longues années, elle se regardera dans le miroir et elle réalisera que ce jour là, quand l'eau brûlante a cessé de couler sur son dos lacéré et qu'on l'a prise par le bras, qu'on l'a soutenu pour la première fois de sa vie, on l'a sauvé. Elle serait morte dans cette salle de bain, si son voisin Kristjan ( venu dans sa petite maison de vacances pour l'été ) n'avait pas appelé la police en entendant ses cris, la même matinée. Gabie sait que c'est lui, lui ne le sait pas. Elle ne lui dira jamais, elle a bien trop honte pour ça.

Et aujourd'hui, la douche lui manque. Gabriele Zacchi a envie d'y retourner. Son cerveau est à genoux, la suppliant de ne pas le faire, son cœur brisé l'en conjure. Et d'après les sanglots qu'elle entend à l'autre bout du téléphone, Kristjan serait probablement partant pour la rejoindre. Aujourd'hui, c'est lui qui s'est éteint. Elle l'entend au ton de sa voix, aux cris étouffés dans sa gorge, aux mots qu'il ne prononce pas. C'est chacun son tour, on dirait. Aujourd'hui, c'est à elle de le sauver.

Huit heures plus tard, un sac ( offert par Suzana Di Blasio ) dans une main et un livre ( offert par Kristjan ) dans l'autre, Gabriele est dans un avion en direction de l'Albanie centrale, en train de ronger sa manucure. Elle ne pleure pas. Pas encore. Elle attend le bon moment. Celui où elle sera enfin à la maison. ( Dans ses bras. ) Elle sait parfaitement ce qui l'attend, mais elle n'est pas prête. Elle entend encore la voix de son amant. Maman est morte.

C'est vrai. Aujourd'hui, la maman de Kristjan est morte. Ou peut-être hier, il ne sait pas trop. Henrik ne lui a pas dit. Henrik s'est tu. Et Henrik veut se tuer. Il l'a apprit dans le journal local. ( La mort de Maman, pas la crise de son frère. Dans un putain de journal. Belina Asllani / décédée. ) C'est triste, mais son écrivain préféré serait fier de lui. C'est déjà bien, n'est-ce pas ? Je crois que oui. Ça pourrait être pire. Ça peut toujours être pire. ( Dans le noir, Azraël rigole. Ses griffes s'accrochent aux parois de sa conscience. La partie n'est pas finie tant que Gabriele est en vie. Ils vont tomber un par un, Gabie. )

Smoke Signals. ✷ baerella.

✷ Smoke Signals.Where stories live. Discover now