Chapitre 22 : Lux

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Les Stigmates de la Solitudes



J'avance, dans un couloir empli de fioritures, de boiseries et de tentures. Elles m'écœurent. Je les déteste depuis toujours.

Elles me rappellent ma mère.

J'avance dans ce couloir comme on avancerait dans les boyaux immoraux de l'Obscur alors qu'on sait la mort tout au bout. Les chaînes aux pieds, ce paradoxal sentiment de liberté au cœur, alors que je sais mon destin scellé ; mais je me surprends à nourrir l'espoir de vivre un jour. Loin, là où personne ne pourra plus m'atteindre ni me toucher.

Car je ressens encore ces ongles plantés dans la peau de mes épaules, les ongles de ces mains haïes, ces ongles noirs viciés qui veulent me crever les yeux ; je les ressens encore alors que dans mon dos se dresse l'ombre dégénérée de mon père, alors qu'on m'attrape et qu'on me jette dehors. Ces ongles, encore. Plantés dans ma chair qui hurle.

Je ne veux plus qu'on me touche. Quand on le fait, les poings laissent des bleus et les griffes, du sang.

Je n'en veux plus,

je n'en peux plus,

par pitié...

Mais on m'agrippe par les épaules, et on me jette dehors, encore. Je tombe, dévale le perron, m'éclate les os et me romps la peau sur les arêtes tranchantes du marbre bleu alors que je sombre, pour la centième, la millième fois, sans que les marches ne trouvent de fin. Châtiment sempiternel qui me veut connaître le désespoir de Sisyphe. Je ne suis pas libre et ne le serai jamais.

Ça, ma mère le sait. Et quand la chute prend enfin fin, c'est à ses pieds que mon visage git, convulsé, contorsionné tandis que la douleur me cloue sur le sol, comme le talon de son escarpin dans ma joue crevée. Elle a la peau morte, grise ; comme le turquin du perron. Le teint de la pierre, un cœur semblable, et la voix du serpent quand elle siffle alors :

- Tu ne seras jamais rien de plus que moi, Eliana. Jamais rien de plus.

Un sourire rouge fend le marbre de son visage, aberrant. Le sang de ses lèvres déchirées se mêle au mien et coule dans mes yeux. Pitié.

- Non ; tu ne seras jamais rien, Eliana. Jamais rien.

Jamais.

***

Jardin de Lianos, Palais des Contemplations

24, 8, 142III

- Première étape : discerner les auras.

S'arrachant à l'étude des herbes vertes qu'elle dépiautait sans pitié, Eliana jeta un regard distrait à Lux. Le mage l'avait invitée à le rejoindre dans les Jardins de Lianos, aux pieds du Palais des Contemplations, afin d'inaugurer son initiation à l'art du Flux. La perspective rongeait la terrienne depuis la veille, depuis l'instant même où Lux lui avait fait part de sa proposition : elle s'était tournée, retournée, encore et encore dans son lit sans parvenir à trouver le sommeil, perdue dans ses pensées et ses idées tordues qui la voulaient soudain à califourchon sur un balai ; si bien qu'elle n'avait pas fermé l'œil de la nuit. Affalée telle une poupée de son dans le gras gazon, elle s'en mordait à présent les doigts. Au moins le jardin choisi par Lux avait-il le mérite d'être reposant, de feuilles et de fleurs tandis qu'il revêtait encore ses beautés estivales. Sa dénomination ne relevait d'ailleurs pas du hasard, car c'était au plus chaud du lianofeli que l'endroit prenait ses plus vibrantes couleurs, dans la densité d'une végétation laissée à elle-même, pourtant disciplinée, en un abracadabrant fouillis qui ravissait tant l'œil que le nez. Eliana renifla. C'étaient là autant de distractions l'éloignant des discours de son mentor. Et Lux parut le remarquer.

Anganope [Tome 1]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant