Anganope [Tome 1]

Chapitre 21 : Eliana

Le Fardeau de l'Histoire

Boudoir d'Amaril d'Eliomar,

23, 8, 142III

Eliana écarquilla les yeux. Dans d'autres circonstances, elle se serait permis de hurler, d'effroi et de surprise mêlée, face au portrait qui s'offrait à elle. Comment était-ce possible ? Elle se souvint de sa peau de miel, parfaite, et de ces longs cheveux tressés qui, lorsqu'on les étudiait de plus près, ondoyaient d'un reflet doré dans les rayons du soleil. Elle se souvint de ces yeux bleus, presque opalins, d'une couleur si tendre et délicate qu'elle donnait à son regard la transparence du plus parfait vitrail vor'norois. Pourtant, elle en était désormais certaine : Safre, dans sa simplicité humaine, n'avait été qu'un mensonge.

Derrière Amaril, où il gardait rôle d'ombre immense figée dans sa posture de sentinelle aguerrie, le démon originel dominait de toute son aura, d'encre noire qui enténébrait l'atmosphère comme elle brûlait l'âme. Si la pâleur morbide de sa carnation détonnait douloureusement avec la chaleur du teint d'Amaril, c'était dans ses saturations étranges qu'elle effrayait le plus : car là où aurait dû rosir une pommette timide ou la peau fragile d'un nez, n'existait que sous-ton glacé qui revêtait l'anthracite d'une nuit d'hiver. Seul le vermillon de sa bouche pouvait prétendre aux variations charnelles, quoique fanées de lèvres vivantes, s'ouvrant parfois sur une dentition d'un immaculé parfait qui n'en faisait que davantage ressortir la longueur de ses canines. Et Eliana aurait juré ne pas se tromper en affirmant qu'il s'agissait plus de crocs que de dents purement humaines.

Safre contemplait donc, la sclère noire de ses yeux fendue d'un iris transcendant, couronne d'azur presque blanc dans les ténèbres organiques. L'horizontalité de ses oreilles, longues et pointues comme celles que l'on pourrait s'attendre à trouver chez les elfes, reflétait le stoïcisme qu'il excellait à conserver. Eliana ne doutait pourtant pas que leur inclinaison devait varier selon ses humeurs et qu'en des temps plus sombres, la menace qui se dégageait des cornes fichées sur son front n'en était que plus crucifiante. De fait, leurs extrémités aiguisées parées de gaines d'argent, en miroir à la zweihänder qui barrait son dos, n'incitaient pas à la provocation. La terrienne ne savait pas comment le Garde Impérial avait récolté la cicatrice qui tranchait la droiture irréprochable de son nez, mais elle était sûre d'une chose : elle n'aurait pas aimé être à la place de son adversaire.

Eliana déglutit, sans parvenir à se décider si Safre l'effrayait parfaitement ou si elle se trouvait satisfaite de pouvoir le contempler dans sa véritable forme. Elle ne savait pas pourquoi le démon s'était présenté sous traits humains lorsqu'Amaril et lui étaient venus les chercher dans les geôles de la Muraille, mais restait reconnaissante d'une telle précaution. Si Safre avait paru sous son aspect originel, devant ses yeux voilés de nervosité et d'épuisement, elle aurait à coup sûr pleuré pour qu'on la laisse moisir dans sa cellule.

Quand elle se rendit compte de la fixité de son regard et surtout, qu'elle avait attiré celui de Safre dans son observation insistante, Eliana se détourna. Elle sentit ses joues s'empourprer d'embarras. Il fallait qu'elle se sépare de cette détestable manie qu'elle avait de reluquer les gens de la sorte, parce que c'était impoli d'une part, et d'autre part parce qu'elle n'aurait pas toujours cette chance de tomber sur des figures conciliantes comme Lux et Safre. Enfin, si elle se doutait que ce premier se taisait par pure courtoisie, elle savait qu'il n'en était rien du second. D'après les dires de Lux, le démon originel essuyait quotidiennement l'animosité des éliomarois et devait se trouver habitué aux œillades, hostiles la plupart du temps. À nouveau, la jeune femme glissa un regard au géant un peu plus loin : il ne l'avait pas quittée des yeux et elle en profita pour lui adresser un timide sourire. Les oreilles de Safre frémirent alors qu'il se détournait.