Chapitre 13 : Amaril

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La Succulence de l'Amertume



La Muraille, Cité Flamboyante d'Eliomar (Drésinor, Eliomar)

21, 8, 142III

— Laisser-passer.

Le garde des Portes prenait son travail très au sérieux : garder les Portes ; et pour cela, il fallait un laisser-passer qui attestait de l'autorisation, délivrée par le conseil et autres délégués officiels de l'Impératrice, à pénétrer dans la Cité. Pas de laisser-passer, pas de droit de séjour, ou alors celui-ci se résumait à une escale forcée dans les geôles de la Muraille. Il y avait déjà envoyé une bonne poignée de bougres enhardis depuis le début de la journée. Fort bien : il aurait une prime. Peut-être encore plus conséquente s'il parvenait à arrêter le quatuor qui lui faisait face, dont l'arrogance manifeste commençait à lui piquer le nez. Et mieux valait pour eux qu'il n'éternue pas. L'homme renifla avec grossièreté.

— J'ai dit : laisser-passer. Version papier, vu que vous n'avez pas d'autorisation dématérialisée.

Eliana se tordit les mains. Le géant qui se tenait face à elle, dans son armure martelée des supposées armoiries de la famille impériale d'Eliomar, si bien patinée qu'elle en reflétait diaboliquement l'éclat du soleil, n'était pas pour mettre à l'aise ; et le tintement métallique qui s'échappait de chacun des mouvements du soldat entamait les nerfs aussi bien que le ferait l'immense épée qui pendait à sa taille. Rien qu'à la contempler, la jeune terrienne en avait pali d'inquiétude. Se faisant la réflexion que l'arme devait presque être aussi grande qu'elle, elle avait prié une seconde pour que le monstre qui, lui, devait bien tâter les deux mètres de hauteur, ne se décide pas à en faire usage à leur encontre. Son périple présumément civilisé prenait une allure bien particulière.

Le petit groupe avait quitté les frondaisons magnifiques de Kallioræ un peu plus tôt dans la journée, alors que le soleil passait son zénith. Sur un commun accord, ils s'étaient attardés en lisière où ils avaient fait halte un moment, le temps de contenter les estomacs pleurnichards qui geignaient leur affamement depuis quelques heures déjà. Ils avaient ainsi déjeuné de ce que Lux leur avait déniché dans la forêt et ce repas s'ajoutait à la liste des choses qui déracinaient progressivement Eliana de son univers pour mieux la plonger dans celui-ci. La jeune femme avait ainsi pu goûter aux délices éliomarois, parmi lesquels les baies d'argenier cendré, d'un bleu noirâtre, couvertes d'une pruine blanche qui donne son nom à l'arbre, aux allures de grosses myrtilles qui ont pourtant le goût d'une compote pomme-banane et la consistance d'un kiwi ; les feuilles délicates de fébrile douce-amère qui, contrairement à son nom, dégorgent une délicieuse saveur acidulée semblable à celle du citron, une fois les fibres rompues sous la dent ; ou encore la bergessonne pourpre, qui aurait pu appartenir à la famille des Cucurbitacées sur Terre et dont les fleurs d'un violet intense, légèrement amères sur la langue, peuvent être consommées crues pour leurs vertus présumées antioxydantes. Un repas sur le pouce qui avait ravi les papilles de la terrienne comme jamais un encas ne l'avait fait, chez elle, et les biscuits trop sucrés qu'elle se plaisait à tremper dans son lait jusqu'à ce qu'ils soient détestablement ramollis lui avaient paru bien loin.

Tous quatre avaient ensuite repris la route et n'avaient point tardé à apercevoir, dans le lointain d'une plaine de graminées rabattues de vent, les allées et venues de silhouettes dansantes. Enfin étaient apparus les contours d'un immense mur d'enceinte. L'édifice grimpait haut, si haut, côtoyant les nuages de sa ceinture d'ivoire, qu'il crevait la brise humide même à des lieues de son pied. L'horizon de verdure coupé du ciel par ce ruban éclatant avait instantanément saisi Eliana. Peut-être avait-elle trop sous-estimé la taille véritable d'Eliomar et sa puissance dans le jeu de pouvoirs qu'était Anganope, elle, allochtone assise dans la démesure indétrônable des mégapoles terriennes qu'elle avait par le passé arpentées, pour se trouver démunie de la sorte face à la grandeur manifeste de la ville blanche. Pourtant, Lux avait bel et bien fait mention de capitale, de cité impériale ayant main mise sur les territoires de Vesalune, alors pourquoi s'était-elle trouvée si troublée ? Enfin, elle aurait certes pu se prémunir de la surprise en réfléchissant davantage aux propos du mage, qui dépeignaient sans nul doute un haut-lieu stratégique de Drésinor ; cela ne lui aurait de toute façon pas permis d'étouffer le puissant sentiment d'intimidation qu'injectait dans son cœur la perspective illustre de l'endroit.

Anganope [Tome 1]Where stories live. Discover now