Anganope [Tome 1]

Chapitre 3 : Max'ent

La Douceur de la Vengeance

Quelque part en Drésinor (Anganope),

18, 8, 142III

A la plus grande stupéfactiond'Eliana, la ruelle obscure qui prenait figure de tombeau s'effaça soudain.L'espace d'un battement de cœur, tout fut plongé dans le néant : aucunelumière ni aucun son ne perçaient ces ténèbres, brume opaque ne laissant placeà rien, si ce n'était à l'Obscur. L'illusion passa pourtant bien vite et à laplace des maisons de pierres claires et du sol goudronné, apparut la luxuriancedésordonnée d'un sous-bois. Un instant sidérée, Eliana en oublia presque lamain l'inconnu sur son bras ; mais la sévérité de sa poigne lui rappela bienvite l'étau de son emprise, et elle reporta son attention sur le monstre.

L'homme l'observait avec le plus grand des intérêts, de ses yeux flamboyants dans l'ombre verte des arbres. Un regard irréel, transperçant, qui laissait le goût du sang sur la langue d'Eliana. Immergée dans l'attention-miroir du démon, transcendée de malaise, la jeune femme sentit ses jambes faiblir. Pourtant, rien dans le comportement de cet étrange personnage ne témoignait plus de son précédent coup d'éclat : il avait retrouvé un visage paisible et avenant, et le sourire en coin qui relevait la commissure de ses lèvres lui donnait un air moqueur des plus détestables. Une certaine fierté se lisait dans ses prunelles, comme s'il venait d'accomplir un acte remarquable et attendait l'exultation de son public en écho à son talent démesuré. Mais le fait était qu'Eliana ne saisissait absolument pas la raison de son changement d'attitude, ni celle de sa satisfaction, qu'elle estimait malsaine — aussi se trompait-il grossièrement s'il pensait qu'elle le gratifierait de quelconques félicitations, quoi qu'il fît de si extraordinaire.

Comme si l'observation minutieuse de son ennemi avait dissipé l'effroi qu'il suscitait en elle, Eliana eut un sursaut de conscience. D'un geste brutal, elle s'arracha à la poigne de son agresseur et, tâchant de transmettre sa terreur et sa haine de la plus exacte des façons, lui assena un violent coup de pied dans le tibia. L'espace d'une futile seconde, elle regretta ses bottes coquées.

L'attaque eut tout de même l'effet escompté : l'homme poussa un hurlement de douleur et de colère mêlée alors qu'il se penchait instinctivement pour toucher sa blessure. Eliana saisit alors l'opportunité de s'échapper et, esquivant tant bien que mal les doigts recourbés du démon qui cherchaient à l'attraper — y laissant quelques cheveux au passage, elle s'engagea sans hésitation aucune dans les entrailles de la forêt.

Fuir.

Elle n'avait pas le temps de réfléchir à sa destination ni à l'endroit où elle se trouvait — et surtout pas à la manière dont elle y avait été envoyée. Sa seule préoccupation était de fuir le danger, aussi vite et loin que ses jambes pouvaient la porter. Fuir, et mettre le plus de distance possible entre elle et ce cauchemar à forme humaine.

Les branches basses lui giflaient les joues et les ronciers lui fouettaient les mollets, lacérant ses chairs et ses vêtements tandis qu'elle se frayait un passage au travers de la végétation dense. Loin de se soucier de ces détails, la douleur des griffures éperonnant ses muscles et sa détermination, elle courrait, encore et encore, sans jamais s'arrêter ni se retourner.

Elle courrait, toujours ; et bientôt, les limites de son corps s'employèrent à la ralentir. La sueur qui coulait dans ses yeux, la souffrance lancinante dans sa poitrine, elles, s'appliquèrent à déliter ses illusions de liberté. Eliana se maudit un instant de ne jamais avoir cultivé son talent pour le sprint et l'amertume de cette remarque la conforta dans l'idée qu'il lui restait encore quelques forces, maigres, mais bienvenues, à tirer de son désespoir ; ainsi puisa-t-elle dans ses dernières réserves pour se propulser loin, toujours plus loin du monstre. Malgré la rudesse du terrain et la végétation qui semblait à tout prix vouloir l'entraver, elle persévéra, sans davantage se poser d'autres questions que celle de sa survie.