Chapitre 16 : Lux

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Les Affres de l'Innocence



Près de Bercebruine (Drésinor, Efeloré),

15 ans auparavant, 

3, 4, 127III

— Rappelle-toi, Lux : là, il faut que tu tiennes ton couteau fermement ; attention, ne te cramponne pas non plus, ça ne sert à rien de te crisper, si ce n'est à ralentir ton geste et à te donner des crampes. En appui sur ta jambe droite, la jambe gauche en fente avant. Regarde ta cible, jauge la distance : dans quelle position dois-tu mettre ton bras ? Point trop d'élan, ni trop de force, c'est inutile. Jauge : le tronc est proche. Alors, ton bras ? Voilà, replie-le comme ça, c'est bien. Ton corps en balancier, de l'arrière vers l'avant, ton couteau dans la continuité de ton bras, vas-y. Non, non, droit ! Ce n'est pas une pomme de pin que tu jettes au hasard. Droit, horizontalement, pour que la lame aille se ficher perpendiculairement au tronc.

Lux lâcha un soupir de détresse tandis qu'il essuyait la goutte de sueur qui lui chatouillait le front. Cela faisait désormais deux heures que son père s'acharnait à lui apprendre les bases du lancer de couteaux, et quelle déception de constater qu'il n'avait pas progressé d'un pouce depuis le début des hostilités ! Pourtant, il veillait à reproduire les gestes de son mentor, avec toute la précision que parvenait à capter son regard d'enfant et l'exactitude que pouvaient reproduire ses muscles débutants. Ce n'était pas vraiment l'effort qui, finalement, lui causait autant de soucis ; simplement la frustration de voir qu'il ne parvenait toujours pas à planter correctement sa lame dans le bois tendre du Feubois[1] non loin, alors que son père avait pourtant qualifié cet exercice de trivial entraînement. À l'heure actuelle, il ne savait pas si Lumen lui avait menti, ou s'il était fatalement, parfaitement incompétent. Tâchant de respecter les consignes de son maître d'armes improvisé, Lux se remit en position, balancier, donna impulsion, horizontal pour perpendiculaire, et lâcha son couteau ; qui alla ricocher contre l'écorce qu'il s'acharnait à vouloir empaler. Sur un cri de colère, il baissa les bras.

— C'est plus simple de lancer des pommes de pin, bougonna le jeune garçon face à cet énième échec. Et bien plus marrant.

Alors qu'il prononçait cette phrase, bras croisés contre sa poitrine, avec la tête baissée de l'enfant boudeur, un cône de Feubois l'atteignit en pleine tête. Lux bondit, indigné, et se frotta le crâne tandis qu'il jetait une œillade vengeresse à son père.

— Hé !

— Quoi ? Je croyais que c'était plus marrant !

Le sourire de Lumen et l'étincelle espiègle qui luisait dans ses yeux noisette étaient de véritables invitations à l'anarchie. Il n'en fallut pas plus à Lux pour s'engouffrer dans la brèche : il se baissa et ramassa le projectile, qu'il renvoya alors à son adversaire. Ainsi débuta l'une des activités préférées du jeune garçon, qui lui avait valu ses plus belles blessures sans pourtant que le danger des plaies n'obscurcisse le plaisir du jeu : une bataille de pomme de pin. Les éclats de rire du père et ceux du fils, parfois teintés d'une vague douleur inavouée lorsque le cône ennemi faisait mouche, emplirent pour le reste de l'après-midi le sous-bois éclairé par le soleil descendant.

***

Avec un plaisir manifeste, Lux enfourna l'ultime bouchée de la délicieuse quiche aux champignons que Radia avait préparée durant leur escapade prétendument formatrice, à Lumen et lui. Au travers des saveurs du lilet coiffe-de fou et du campalune vénéré réhydratés que la mère au foyer avait tirés des stocks restants d'une précédente cueillette, pointaient dans l'appareil la gourmandise de la crème, et dans la pâte brisée la générosité du beurre. Autant de richesses qui témoignait du soin tout particulier qu'avait donné Radia à ses confections, et de l'importance qu'elle avait confiée au repas. Lux ignorait la raison d'une telle rupture dans les habitudes frugales de la maison, mais peu lui importait : rares étaient les fois où la famille Belambre pouvait se permettre de manger si bien, et à chaque fois que Radia s'autorisait davantage d'opulence dans ses menus, son fils affamé en profitait comme s'il s'agissait là du dernier repas qui lui était donné d'engloutir. Et il aurait été bien trop bête d'en faire autrement.

Anganope [Tome 1]Where stories live. Discover now