Chapitre 12 : Eliana

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La Beauté de la Souffrance



Quelque part en Efeloré (Drésinor),

15 ans auparavant,

3, 4, 127III

Ensemble tourbillonnant de poussière et de cendre. Brandons qui mordent sur toile de nuit piquée d'éclats et de sanglots. Le bruit de pas que l'on martèle, de combat que l'on assène, le son d'un crâne que l'on abat, encore, encore, encore, encore, sur un vieux plancher. Les hurlements comme une mélodie ininterrompue, de terreur formulée sur des notes sanglantes, partition écarlate, senteur de cuivre restituée à même le bois, rendue à la terre, au Monde, car le Flux retourne au Flux.

          Le prix à payer pour la lumière.

          Cris agoniques, lutte sempiternelle.

Le Flux retourne au Flux

          râle déchirant,

                             les clés de la douleur

                                             tintent, amassées en trousseau libérateur

                                    qui ouvre les serrures du Néant.


Le silence des morts hante les pas du vivant.

***

Ethellmar,

21, 8, 142III

Eliana étouffa un bâillement. Elle traînait des pieds dans le sillage de Lux, avec l'enthousiasme d'un condamné conduit à la potence et la hardiesse d'un cadavre froid. La liste aurait pu s'allonger encore, tricotée des fibres de l'imagination qu'elle déployait à décrire sa condition ; imagination qu'elle s'évertuait d'ailleurs à entretenir à défaut d'avoir pied dans la réalité. En vérité, elle préférait se vautrer dans son épuisement et l'absence mordante de détermination dont elle était siège, plutôt que de penser à ce qui les attendait, lorsque Lux, Leif, Solari et elle-même auraient rejoint l'antre du démon Veselli. Solari leur avait assuré que son père ne serait pas présent dans les lieux au moment de leur venue, mais ils n'étaient pas à l'abri d'une visite impromptue qui, si elle se produisait réellement, risquait de leur coûter cher à tous les quatre. Et la perspective de rester sur le qui-vive durant le temps de leur mission, à sursauter au moindre bruit suspect et à suer d'angoisse au moindre claquement de porte, sciait d'avance les nerfs déjà à vif d'une Eliana qui n'aspirait qu'à retrouver la sécurité délectable de son lit.

Chose vaine que de dire qu'elle n'avait pu fermer l'œil de la nuit, et qu'aux cernes de Lux, lui-même n'y était parvenu non plus. Leur discussion close, chacun était retourné à sa couche et Eliana avait repris son étude approfondie du plafond drapé des ombres de la nuit, les yeux gonflés et brûlants des larmes qu'elle n'avait eu de cesse de verser. Sur le moment, elle avait regretté de constater que les mots de Lux ne lui avaient été d'aucun réconfort, qu'ils l'avaient plutôt brusquée, dans leur vérité crue qu'elle s'était appliquée à ignorer son existence durant. Le mage avait raison, cruellement raison, et lever le voile de déni qui obstruait sa vue, collait à son corps, à sa peau, à son âme, lui avait laissé l'impression de se crever les yeux et de s'écorcher vive, les chairs à nu et l'esprit saignant. Il avait arraché le pansement : celui qu'elle avait toujours eu peur d'ôter, ou plutôt, qu'elle se trouvait incapable d'enlever car ciment qui empêchait l'hémorragie de sa souffrance. Lux avait arraché le pansement et elle avait saigné cette nuit-là, saigné de ses larmes intarissables et de ses sanglots erratiques, incapable d'épancher ce qu'elle noyait dans ses veines depuis tant d'années. Au moins, personne n'avait eu le mauvais goût de lui faire une réflexion sur son visage froissé, ce matin.

Anganope [Tome 1]Where stories live. Discover now