Chapitre 10 : Eliana

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La Torture de l'Honnêteté



L'auberge du Dernier Verre,

20, 8, 142III

Dans la nuit

Eliana se laissa tomber sur son lit. Le meuble émit un grincement de fin du monde sous son poids, comme prêt à céder sous cette démonstration de lassitude qu'il devait pourtant avoir supporté maintes fois. Il n'en fit pourtant rien et la jeune femme, ravie de sa coopération, lâcha un soupir à fendre l'âme. Enfin ! Elle allait pouvoir souffler un peu ; du moins, lorsque Lux et les deux acolytes qu'ils s'étaient forgés cette nuit-là auraient fini de discuter les détails de leur voyage.

Avec toute la difficulté du monde, comme plombée de fatigue et de ressentiments, Eliana se retourna et s'assit sur son matelas, faisant face au trio d'autochtones qui l'accompagneraient dans son voyage. Personne n'avait relevé son élan de faiblesse aux frontières de l'inconvenance — peut-être parce que chacun languissait de pouvoir faire de même, et sur cette constatation, elle glissa une main dans sa poche et effleura des doigts la face endormie de son téléphone portable. À défaut de pouvoir l'utiliser, c'était une sorte d'habitude qu'elle avait développée depuis son arrivée en terre hostile. Au fond de la poche qu'il ne quittait jamais, l'appareil faisait figure matérielle de réconfort.

Lux et elle avaient rejoint l'auberge, flanqués d'un Leif qui menaçait à tout instant de tomber dans l'hystérie, et d'une Solari hagarde qui ne parvenait pas à sécher ses larmes. Le quatuor avait ainsi évolué dans les rues silencieuses d'Ethellmar, sans ajouter un son au tableau si ce n'était le bruit étouffé de leurs pas et celui, chuinté, des reniflements de la Clairvoyante. Tous étaient vautrés dans ce mutisme malade, qu'aucun d'entre eux ne semblait déterminé à rompre ; jusqu'à leur retour à la taverne, où ils furent joyeusement accueillis par les borborygmes de quelques alcooliques encore enthousiasmés par le sang versé. Lux avait lâché une poignée d'excuses au tenancier qui, malgré la satisfaction d'avoir vu se faire saigner deux individus de la plus détestable des espèces, avait tout de même été fort contrarié de voir son endroit souillé de la sorte. Pourtant, rien ne témoignait plus du double meurtre : la paille ensanglantée avait été ôtée et le plancher récuré, si bien que la gargote en paraissait presque plus propre qu'à leur première entrée. Leif et Solari avaient pris une chambre puis, les clés en main, étaient montés dans celle de Lux et Eliana pour tenir une sorte de conseil de guerre, et planifier leur excursion en terres nobles.

Car c'était bien là ce qu'ils s'en allaient retrouver : la Cité Flamboyante d'Eliomar, capitale du royaume éponyme qu'ils arpentaient depuis l'arrivée brutale, inattendue, d'une Terrienne aux cheveux de cuivre et aux yeux d'or. Eliana le savait : la ville et son regard, critique et curieux pour deux sous, les changeraient drastiquement de leur périple en rase campagne, dans la boue puante des Tourbes ou sur les feuilles craquantes d'Alisell. La perspective de s'en aller découvrir de nouveaux horizons, civilisés de surcroît, donnait tout de même quelques palpitations d'exaltation à la jeune femme. Citadine dans l'âme, les contraintes de la vie nomade commençaient à lui peser — au moins autant que le danger de leur cheminement sauvage, entre soldats malavisés et démons maléfiques. La nausée au cœur, Eliana se frotta les yeux, dans une vaine tentative pour se débarrasser du voile rouge qu'avait laissé le sang du cadavre sur son esprit. Elle ferait des cauchemars cette nuit, sans nul doute... Si elle parvenait à dormir.

— C'est toi qui leur as indiqué notre position, n'est-ce pas ?

L'accusation de Lux sonna comme un glas aux oreilles de tous. Le jeune homme releva la tête tout en essuyant son visage dégoulinant, sommairement débarbouillé avec l'eau qu'il avait fait monter des cuisines, et lança un regard oblique à Solari. Sous l'œillade sévère du mage, l'éthellmaroise se recroquevilla instinctivement. Le moindre mot pouvait revêtir la plus grande des violences et elle craignait des représailles pour ce qu'elle allait avouer. Pourtant, elle hocha la tête avant de confirmer :

Anganope [Tome 1]Where stories live. Discover now