73. Mariam

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À l'instant où je franchis le seuil de chez moi, je reconnais le jingle du journal. Le son de la télévision résonne jusque dans le couloir et les voix de mes sœurs me parviennent.

Après avoir abandonné mes affaires dans l'entrée, j'avance jusqu'au salon. Les jumelles sont affalées dans le canapé, les yeux rivés sur la télévision où la présentatrice évoque la disparition de Juliette. Je m'arrête sur le pas de la porte.

Un bandeau défilant en bas de l'écran de la télé annonce des rebondissements dans l'affaire de Juliette Prévost. Je m'appuie contre le chambranle. En bougeant, mes pieds font craquer le parquet. Le bruit fait sursauter mes sœurs, elles tournent la tête dans ma direction. Aussitôt, Aminata saisit brusquement la télécommande et éteint la télé.

— Tu peux la laisser allumée.

Mes sœurs échangent un regard gêné. Aminata hésite, la télécommande toujours en main.

— Ils parlent de Juliette.

— J'avais cru comprendre.

Je m'assieds sur le bras du canapé. Mes sœurs se poussent pour me faire une place, je m'installe entre elles deux. Kadiatou m'informe :

— Ils ont parlé de l'agression de Juliette par ces deux garçons.

Comme je ne réponds rien, elle me demande :

— Tu es au courant ?

— Oui, j'ai entendu parler de ce qu'elle a subi.

— On est désolées.

— Moi aussi.

Aminata ronge nerveusement l'ongle de son pouce. Fait exceptionnel, sa jumelle ne le lui reproche pas. D'ordinaire, c'est pourtant systématique car ça l'énerve au plus haut point. Là, Kadiatou reste muette. Elle a l'air triste. Abattue.

— C'est horrible ce qu'elle a vécu, dit-elle d'une petite voix.

— Pourquoi les gens font des choses pareilles ? m'interroge sa jumelle, les yeux humides.

Elles ont l'air si jeunes, si fragiles. Deux adolescentes sensibles à peine sorties de l'enfance confrontées à la cruauté du monde. À sa violence. À ce qui existe de plus laid chez l'être humain.

— Malheureusement, l'homme est capable du meilleur comme du pire, je lui réponds.

Un lourd silence tombe. J'aimerais leur promettre que je les protégerai toujours, qu'il ne leur arrivera jamais ce qui est arrivé à Juliette. Mais je ne peux pas. Car ce n'est pas vrai. Je serais incapable de leur assurer que personne ne leur fera jamais de mal. Que jamais aucun homme ni aucune femme ne les blessera physiquement ou moralement. Tel est le monde dans lequel on vit. Aussi insupportable que cela soit, on doit accepter de ne pas pouvoir protéger de tous les maux ceux qu'on aime plus que tout.

Kadiatou joue avec une de ses tresses.

— Au journal, ils disaient que l'un d'eux est entendu de nouveau, en ce moment même. Celui qui conduisait la voiture, qui n'avait pas tout dit la première fois qu'il avait été interrogé par la police.

— Il paraît que c'est lui qui a demandé à l'être, complète Aminata.

Je hausse les épaules, défaitiste.

— Je ne suis pas certaine que ça nous apporte grand-chose.

Kadiatou remonte ses jambes contre sa poitrine et les entoure de ses bras. Elle pose ensuite le menton sur ses genoux, le regard tourné vers ses pieds. Elle se tasse sur elle-même.

— Peut-être qu'il se sent coupable ? Ou qu'il a peur ? Il va en profiter pour dire la vérité. C'est possible, non ?

J'esquisse une moue peu convaincue.

— Possible, mais peu probable à mon avis.

Kadiatou gratte le vernis élimé sur l'ongle de son gros orteil.

— Pourquoi ? Il va dire des choses à la police, non ? C'est bien pour ça qu'ils l'interrogent encore.

Je soupire.

— Va savoir s'il continue de mentir.

Aminata désigne la télé d'un signe du menton.

— Mais on dit qu'il risque gros. Un des présentateurs a dit qu'à sa place, il parlerait !

Je souris tristement.

— J'attends de voir.

— Aux dernières infos, on ne sait toujours pas où est Juliette.

D'un mouvement de tête, je confirme silencieusement. Aminata hésite, puis dit :

— Des gens disent, sur les réseaux, que...

— Faut pas lire tout ce que disent les gens sur internet ! l'interrompt sa jumelle.

Ça me fait instantanément penser à Leo. Il m'avait dit la même chose. Et il a raison. Les gens se permettent tout et n'importe quoi sur internet. D'être blessant, jugeant. De propager des rumeurs calomnieuses et infondées. D'affirmer haut et fort ce qui est vrai et ce qui est faux. Ce qui est bon et ce qui est mauvais.

— Il faut toujours rester critique par rapport à ce qu'on lit, je conseille à mes sœurs.

— Mais les gens n'ont pas tort quand ils disent que ces deux garçons ont sûrement fait plus que d'agresser sexuellement Juliette, insiste Aminata. Ça paraît même logique. Sinon, où est-ce qu'elle serait passée.

— C'est une question sans réponse pour le moment.

Mes sœurs me fixent et je sais de suite à quoi elles pensent. Je secoue vivement la tête.

— Juliette n'a pas fugué. Elle ne serait jamais partie volontairement après ce qu'elle a subi. De plus, c'était en pleine nuit, en forêt.

— Elle serait venue t'en parler, avance Kadiatou.

J'opine.

— Je suis quasiment sûre qu'elle l'aurait fait.

— Espérons que le garçon dise où elle est.

— Oui, espérons.

Et espérons que la police mette enfin tous les moyens pour trouver Juliette.

Je me sens lasse. Je me lève lentement du canapé.

— Est-ce que vous savez si papa rentre bientôt ?

— Il fait des courses, il ne va pas tarder, me répond Aminata.

— D'accord. En attendant, je vais monter me reposer.

Mes sœurs acquiescent en silence. Je quitte le salon. Je m'engage à peine dans l'escalier quand j'entends le son de la télévision. Mes sœurs l'ont rallumée. Suivre les dernières informations est probablement trop tentant. Je ne peux pas leur en vouloir. L'affaire de Juliette fascine et passionne. Moi, elle m'épuise et me démoralise. 

Keep It QuietOù les histoires vivent. Découvrez maintenant