6. La Forme de L'Eau

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VI, Partie 1.


Ansol et Darya rejoignirent un cortège de voyageurs et traversèrent les derniers kilomètres les séparant d'Elgara. Le trajet se fit sur l'une de ces lourdes charrettes qu'un vieil homme utilisait pour faire entrer quiconque lui payait ses cinq pièces dans la cité.

Habituée du chemin et des voyageurs inconnus, Darya paraissait à l'aise. Les cheveux longs et négligemment tressés, elle avait des boucles d'une couleur cuivre, sombre et peu commune.

Dessinés dans une fine mono-paupière, ses yeux étaient noirs et sa fine bouche marquée d'une cicatrice donnait à son visage tout son caractère. Ansol l'avait suivie sans réfléchir et ne se fia qu'à son instinct ; elle si craintive et méfiante à l'égard des inconnus baissa sa garde pour atteindre la ville.

Darya avait tout de suite su la mettre en confiance. Du moins jusqu'ici. La vagabonde trouva une troisième personne à leur maudit duo ; Hani, une jeune couturière venue se réapprovisionner en tissus pour son commerce en province. 

Leur trio formé, le mauvais sort égaré, toutes les trois prirent la route pour la ville.

Contrairement à ce que l'on pouvait penser, la symbolique néfaste que représentait le Deux ne s'appliquait pas à toutes les situations. 

Des paires indéfectibles, incontrôlables, ou tout bonnement naturelles, ne semblaient pas attirer le mal. On parlait ici de simples choses comme le fait de n'avoir que deux yeux, deux bras et deux jambes ; de situations comme celles de se retrouver dans la même pièce qu'un autre au même moment, de devoir discuter à deux, de partager des souvenirs en commun, de simplement coexister avec autrui.

Le malheur ne frappait ainsi pas les jeunes couples. Mais ceux-ci ne pouvaient s'installer ensemble et rester sans enfant bien longtemps. La pression d'un mal constant en train de les guetter poussait à la création d'une descendance. De ce fait, l'île de Jiha voyait son nombre de naissance augmenter chaque jour.

En revanche, le Deux ne manquait jamais de frapper ceux s'engageant dans une quelconque quête, voyage, ou affaire sans prendre de précautions. Le mauvais sort pesait sur absolument tout ce que l'on était en mesure de contrôler, de détourner et de décider.

Ainsi, on vagabondait seul, à trois, ou plus. On s'installait à la table d'une auberge seule, à trois, ou plus. On vivait seul, à trois, ou plus. Et petit à petit, on apprenait à desceller ce qu'il était bon ou non de faire.

Choisir, c'était se sauver ou se condamner.

La décision immédiate de Darya de trouver une troisième personne justifiait la confiance qu'Ansol lui accorda si rapidement. La voyageuse était responsable et méfiante, elle aussi.

La mention constante du malheur qu'apportait le Deux rendait Ansol nerveuse. Elle n'était plus sûre de rien. Ses pensées appartenaient à un passé qu'elle tentait encore d'oublier, de refouler. Mais c'était impossible. 

Le monde autour d'elle se pétrifiait et se tourmentait à la moindre manifestation du double, et le rejet de son identité devint toujours plus compliqué. Elle en était pourtant persuadée : son existence ne représentait aucun danger.

Elle essayait juste de vivre, de sortir de cette spirale d'angoisse que lui infligeaient les fantômes de son enfance. Légendes et superstitions n'étaient là que pour lui nuire et l'empêcher de s'émanciper. Elle ne voulait pas tenter le chiffre, mais reconnaître son influence la dérangeait.

Mais il fallait garder la face. Pour vivre dans l'ombre des autres et se protéger, Ansol devait suivre la pensée commune et agir comme la masse.


Les Mouettes aux Ailes RougesWhere stories live. Discover now