Scènes

By Tristan_Howl

2.7K 337 167

"Il avait lui aussi connu ce terrible effroi qui pousse à détruire cette première vie, espérant que sa solitu... More

0.0 - Prologue
MOUVEMENT 1
1.1
1.2
1.3
1.4
1.6
1.7
1.8
1.9
1.10
MOUVEMENT 2
2.1
2.2
2.3
2.4
2.5
2.6
2.7
2.8
MOUVEMENT 3
3.1
3.2
3.3
3.4
3.5
3.6
3.7
3.8
3.9
3.10
Mouvement 4
4.0
4.1
4.2
4.3
4.4
4.5
4.6
ÉPILOGUE

1.5

67 12 4
By Tristan_Howl

1.5


Young Fathers - Dip


Je ne me rappelle rien du retour. Je me souviens d'être resté alité longtemps. La tête me brûlait encore et je voulais que tout disparaisse. Je dormis un temps incommensurable, dérangé parfois par Andreas qui passait emprunter des disques, à n'importe quel moment du jour ou de la nuit et j'avais beau le vouloir de toutes mes forces, je n'arrivais pas encore à descendre chez lui. 

Un matin, il s'allongea contre moi et murmura :

« Je vais rentrer chez mes parents pour les fêtes »

C'est vrai, décembre était déjà bien avancé.

« Moi aussi », répondis-je, mais il était déjà parti.

Chez moi, il n'y eut pas de fête, ma réunion familiale se déroula autour de la table d'un tribunal, et en guise d'étrennes, je reçus une liasse de papiers à signer pour ma liberté.

La grisaille à la gare, griffa ma mélancolie. Dans les poches d'un manteau trop grand pour moi, mes mains serraient les formulaires inconsistants. Mon coeur enflait, cela ressemblait à de la joie mais je n'arrivais pas à en être certain. Dans ma tête, le boléro qui avait tonné pour me soutenir tout au long de cette pénible journée se taisait peu à peu, essoufflé. J'entendais les mouettes, le ressac, des pas sur le béton, qui montèrent avec moi dans le train.

« Toi, tu as envie d'en parler ? proposa Lillie tout bas.

- Non. »

Je saisis doucement une mèche de ses cheveux roux. Viens, cela semble si simple. Fuyons dans ma ville étrangère pour ne pas nous désagréger sur cette terre maudite. Souvent, adolescents, lorsque nous sortions ensemble, nous nous répétions comme un leitmotiv « laisse le temps au temps », entre deux « rien ne m'arrive jamais ». Nous n'arrivions pas à avoir de prise sur notre vie, sur ces filles que nous aimions sans retour, nous pleurions comme des imbéciles, nous écoutions du rock d'extra-terrestre, et je ne lui disais rien mais j'avais tellement envie de lui sauter au cou, elle était devenue si belle dans sa tristesse, elle était devenue belle aux côtés d'une fille qui ne la méritait pas, et sensuelle, et généreuse. A cette époque, je la trouvais lointaine et froide, furieusement romantique drapée de détresse. Mais en ce moment où elle était assise, emmitouflée dans ses vêtements sans forme, il n'y avait plus en elle que le dépit, ce dépit poisseux, noir, sans plus aucun crépitement, qui me terrifiait et me repoussait.

« J'ai rencontré quelqu'un.

- Oh.

- Enfin pas dans ce sens-là... Tu te souviens d'Andreas ?  »

Elle fit une petite moue, comme si c'était tabou, un rêve trop beau pour passer les lèvres.

« On l'a rencontré au festival, le jour de ma sortie.

- Je me souviens.

- C'est toi qui lui as dit où j'habitais ?

- Non, je ne lui ai pas parlé. Je n'aurais pas dit ça. 

- Il joue de la musique. »

Dans ma chambre, je préparai son thé préféré qu'elle but assise sur le lino décollé, le nez dans la fumée odorante. Je m'installai sur mon tabouret.

« Joue. Tu n'attends que ça... 

- Si tu restes ici assez longtemps, on pourra te faire écouter quelque chose qu'on a composé ensemble. »

Tout en jouant, je songeais à ce qu'eût ajouté Andreas. Je le connaissais bien maintenant, comme s'il était entré dans ma tête ; j'entendais sa batterie ou son piano qui d'une note de plus ajoutaient tant de dimensions à ma mélodie. Des infinités s'ouvraient, désespérantes, il fallait jouer, tout le temps, sinon, nous passions à chaque instant à côté de quelque chose d'essentiel. Et moi, je rêvais parfois d'être ce son, même si cela voulait dire ne vivre qu'un instant. N'être qu'une vibration, un fragment d'une puissance bien plus grande que la mienne. Faire palpiter un coeur, enivrer et - habiter. Exister. 

Je tremblais en reposant mon instrument. Mon sourire fuyait. Lillie tendit sa jambe pour tapoter mon pied avec le sien sans me regarder.

« T'es sûr de ce que tu fais, Vincent ? Reprendre la musique ? Impliquer... d'autres ?

- Je n'ai jamais arrêté la musique... »

Elle ne répliqua rien.

« Lillie, avec Andreas... L'autre jour... »

Je me tordais les mains.

« Lillie

Peut être... qu'un jour je saurai tout te dire. »

Et j'ajoutai très bas « à nouveau ».

Je n'arrivais pas à la regarder dans les yeux. Sa taciturnité, son glacis de solitude et le zodiaque qui ombrait sa peau blanche, son assemblage de paradoxes personnels, c'était tout un poème. Ma cousine, ma défaite, pas parce qu'elle m'avait soutenu à ma sortie mais parce qu'avant déjà, depuis le début, sa main était au-dessus de moi.



Le seigle brûlé crissait sous nos semelles, dans l'ombre dévorante de la muraille. Mon cœur se serra à la pensée des hommes qui l'avaient érigée, emmurant leur ville, leur famille pour certains. Ces hantises d'un autre temps pouvaient bien paraître risibles aujourd'hui, ils y avaient cru, à cette défense fragile. Ce haut mur incarnait toutes les peurs enfantines.

Mais peut-être pas. Peut-être qu'ils n'avaient plus que cela, et même plus la foi.

« Tiens, salut Andreas ! »

Je grinçai des dents. C'était un de mes camarades de classe, le seul à habiter le même village paumé que moi. Il me parlait parfois dans le car, le matin et le soir. Andreas le salua avec son aisance outrageuse.

« Ça fait longtemps qu'on t'a pas vu en classe, toi.

- C'est pas les vacances, encore ? marmonnai-je en me dérobant de mon mieux au regard accusateur de ma cousine.

- Si, mais même, avant. J'avais proposé aux gars de venir explorer la ville condamnée mais ils ont manqué le car. Ou ne l'ont pas pris. Vous voulez qu'on le fasse ensemble ? Vous l'avez déjà fait ? Comment ça, c'est le seul truc un peu intéressant ici, comment avez-vous pu passer à côté depuis trois mois ? 

- Tu m'as parlé toute la nuit de cette légende, comme si tu l'avais vécue, s'étonna Lillie, et tu n'étais même pas venu ? »

Je haussai les épaules et partis devant.

« EH, JE PLAISANT... Il n'est pas drôle, ton ami ! l'entendis-je remarquer à Andreas.

- C'est pas mon ami ! répliqua-t-il en riant.

- Ah ? Alors...

- C'est mon frère ! »

Et il se précipita sur mes talons ailés.

Une route étroite pavée de pierres ocre recouvertes de mousse s'ouvrait, cernée par des maisons éventrées, aux entrailles de lierre. L'air avait un parfum de renfermé, d'humidité et... oui, d'océan. Le silence était si profond que je n'entendais que le souffle ma cousine. Nous progressâmes lentement autour des ruines, effleurant certaines pierres, lorgnant à travers des fenêtres. Andreas tira doucement mon bras.

« Regarde... »

Le puits que l'on avait accusé de tous les maux était condamné, recouvert d'un large bouclier de bois, écrasé de pierres.

« C'est bête, j'aurais voulu y goûter ! soupira-t-il avant de me lancer un clin d'œil

- Je te trouve assez illuminé comme ça.

- Pas au point de te faire danser encore... murmura-t-il à mon oreille en pressant une main sur ma taille.

- Arrête ! dis-je en empoignant son bras.

- Oh.

C'est quoi, là-bas ? »

Mon camarade répondit, mais nous n'écoutâmes pas, nous courions vers l'éclat coloré qui lui avait agrippé l'œil. C'était le vitrail intact d'une minuscule chapelle. Le soleil au zénith percutait le verre rouge et jaune. Cela ne devait survenir que quelques heures par jour, tant les murailles étaient hautes.

« Eh, Andreas... » appelai-je de l'autre côté du bâtiment.

Il me suivait, attiré dans la même direction que moi. Sa main sur le mur blanc dessinait un sillage invisible et je l'entendis hoqueter d'anticipation. Une petite place s'étendait en arc de cercle, devant les portes, entre deux auberges aux balcons aménagés.

« C'est là qu'on faisait du théâtre autrefois. »

Il hocha la tête en embrassant l'espace du regard. Sur ses dents que sa langue tapait à intervalles réguliers j'entendais les tambours. Une autre vision, toute nouvelle, déferla dans ses yeux si verts, presque transparents. Je m'approchai pour la saisir. « Ne me crois pas si présomptueux, murmura son sourire absent, prémonitoire, mais je crois qu'on pense à la même chose. »



« Aah j'étais sûr que tu étais un artiste, ça se voit tellement ! » 

Soit : il m'agaçait.

Je lançai une fléchette dans la cible avec tant de hargne qu'elle s'éclata par terre. Lillie, qui m'avait défié et ne se débrouillait pas mieux que moi, pouffa de rire. Andreas m'applaudit, attablé en face de l'autre. Je lui donnai une pichenette en retournant prendre une gorgée de chocolat chaud. « Viens, fit-il en retenant ma manche, venez, on va chez moi ! On va vous faire écouter ! »

Tous les quatre ? n'osai-je pas demander en quittant le bar.

Oui, tous les quatre et, je n'arrivai pas à y croire, en avançant sur le sentier des collines, le souffle arraché. 

Tu ne vas pas me faire ça, si ? Dévoiler les secrets de cet hiver, comme ça ?

On n'a même pas rejoué depuis Nora

Tu n'y penses pas !

J'ai peur et je ne veux pas, pas lui, pas comme ça, pas déjà !

Et jamais peut-être,

Et alors ?

C'est vrai, je lui avais promis, exalté dans la fougue de notre osmose, qu'il serait acclamé. Je les avais imaginés anonymes et lointains. Et muets. Il va poser des questions, ou essayer de dire quelque chose, ce ne sera même pas sa faute, moi non plus je ne sais jamais quoi dire, mais ça va me faire mal, je le sais, je n'aime pas en parler, je déteste ça. Je ne veux pas me confronter

au regard

à l'étrangeté,

moi, l'étranger

Je ne veux pas regretter, et souhaiter n'avoir jamais rien composé

Je passai la porte avec appréhension et je détestai cela. Disparu, le portail qui me baignait de joie quand je retrouvais l'odeur des peaux de ses instruments. Andreas ouvrait déjà des cahiers, ordonnait ses percussions, je regardais ses ombres pour ne penser à rien d'autre. Il remit un cahier à Lillie, ouvert sur une page barbouillée. Il explorait les pistes du clavier, il faisait l'imbécile, exprès je crois : sa façon de chercher ceux qu'il voulait. Il me l'avait fait. Le gars hochait la tête en cadence, ils se souriaient de toutes leurs dents en chantant un yaourt épouvantable. D'un bond qui fit sursauter l'autre, il se jeta à sa batterie. Dans la cadence fraîche de sa compo, il cingla avec une précision sèche et glaçante ; un mur de verre. Je ne pus retenir un frémissement d'anticipation. Foutu toi, foutu lui. C'est un piège.

Une fêlure et la cadence s'éparpille, kaléidoscope symétrique, crescendo éclaté

bouleversé, saccadé, erratique,

chaotique

et toujours hypnotique

Je reconnus les déclinaisons dans lesquelles il s'engageait : c'était un de nos thèmes préférés, un canevas sur lequel nous brodions à chaque fois, vous voyez ? un truc qui te plaît, qui te fascine et t'inspire à chaque fois, un décor vers lequel tu reviens te planter, état d'âme, les couleurs de ta vérité

Qui réveille dans ton âme, à chaque fois, irrépressible

Cette force, cette justesse que tu ne saisis pas encore mais tu tailles jusqu'à y arriver

cette ligne

Et parfois, tant pis pour le reste, tant pis pour les autres, car au moment de jouer, tu es seul avec elle, celle que tu portes à chaque instant dans tes veines

Afin que même quand tu ne joues pas, tu sois déjà en train de jouer,

Une impro, Andreas ? tu me terrasses

et me terrifies

et moi, moi, imbécile, je te suis

Il croisa les baguettes au-dessus de sa tête et tira la langue.

« Lillie, tu vas lire la page que je t'ai donnée. Si tu vois qu'il y a trop de syllabes ou pas assez, tu fais à ton rythme. »

Impérieux

Lillie avait les mains tremblantes. Ses yeux parcouraient la page, sans s'arrêter, sans se décider. Je donnai deux petits coups d'archet. Elle bredouilla, je continuais de lui donner une cadence, de plus en plus fort, pour que sa voix se dénoue, ose et retentisse, des choeurs de mendiants, des danseurs errants

Ces âmes maudites que nous sommes devenues

Je me souviens, et depuis bien longtemps


Sa voix au timbre incroyable : lourd, épicé, comme un ronronnement de tigre

Un accord d'abord, un seul, presque inaudible tant il était bas et saturé. Pourtant il sonne, pour la soutenir, cette voix dont les vibrations déforment l'air et débutent le temps



« C'est juste mais... trop dingue ce que vous avez réalisé, et tout ça en une saison... » 

Je ne m'étais pas rendu compte. Je m'étais seulement abreuvé, comme un enfant malade, tout l'hiver, de musique, d'une histoire. Nos compositions s'étaient cristallisées autour de la légende et peu à peu nous nous étions éloignés de cette image précise. Elle s'était offerte comme un symbole pour permettre à d'autres chants de res·surgir. 

Je raccompagnai Lillie sous la neige grise. J'avais encore envie d'être seul et je sentais le vent tourner. J'avais envie d'être avec Andreas, pourtant, la langue ensanglantée, c'est moi qui déclarai : 

« Je vais avoir besoin de toi... De ta voix et... de toi. Quand tu veux, on pourra faire cette chanson tous les trois.

- Ne m'oublie pas Vincent. D'ailleurs... Ne m'oublie jamais. »

J'essaierais, sincèrement.

La musique prenait toute la place. Ou peut-être était-ce Andreas. Je n'arrivais plus à dissocier les deux et, absorbé par le foisonnement qu'ils avaient fait de ma vie, je n'en avais pas la moindre envie.

Continue Reading

You'll Also Like

227K 24K 14
Pastabox renversé, pantalon déchiqueté, front tapé, lèvres percées, bêtises et carrosse. Ça résume assez bien ce qu'a vécu Charlie avec Amalia, fran...
14.5K 375 6
Il y a des rencontres qui ne s'oublient pas. Certaines marquent votre vie et changent votre existence. Croyez-vous au Destin ? J'ai toujours pensé qu...
79.3K 11.3K 22
« - Tu es un arc-en-ciel et je suis daltonien.» _______________________________ Olivia succède dans toutes les sphères de sa vie et respire le bonheu...
2.3K 409 23
╚ Si tu traverses l'enfer, continue d'avancer. ╝ Winston Churchill Par un soir d'été de 1942, Simone...