Scènes

By Tristan_Howl

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"Il avait lui aussi connu ce terrible effroi qui pousse à détruire cette première vie, espérant que sa solitu... More

0.0 - Prologue
MOUVEMENT 1
1.1
1.3
1.4
1.5
1.6
1.7
1.8
1.9
1.10
MOUVEMENT 2
2.1
2.2
2.3
2.4
2.5
2.6
2.7
2.8
MOUVEMENT 3
3.1
3.2
3.3
3.4
3.5
3.6
3.7
3.8
3.9
3.10
Mouvement 4
4.0
4.1
4.2
4.3
4.4
4.5
4.6
ÉPILOGUE

1.2

104 14 22
By Tristan_Howl


1.2

Patrick Wolf - Don't say no


Les jours suivants, je fus frénétique.

Pareil à un enfant affamé, je jouai fiévreusement. Mes mains retrouvèrent la mémoire, les partitions perdues ne me manquèrent pas longtemps ; je me souvenais de la plupart de mes morceaux préférés et je savais qu'il me faudrait très vite composer autre chose car tout était dépassé : des images, des visions nouvelles peuplaient déjà mon esprit. J'en aurais pleuré de joie, de soulagement et de quelque chose d'autre : le ravissement. Mon cher instrument et moi étions enfin un peu plus que deux corps.

Andreas, peu à peu, se fit familier. Il venait presque tous les soirs m'apporter des disques, fouiller mes piles de livres. Nous nous enivrions de musique, discutant de la façon dont tel groupe agençait ses basses, des paroles rares mais évocatrices d'un autre, des architectures alambiquées de certains albums, de symboles. Lorsque nous ne parlions pas, car nous parlions presque exclusivement de musique, sa présence m'apaisait tout autant qu'elle m'impressionnait. Nous semblions assez proches pour nous taire, et pourtant j'éprouvais toujours cette urgence de parler de peur qu'il ne s'échappât. Cela se produisait quand Lillie téléphonait : il me tirait la langue avant de s'en aller.

Un soir particulièrement sombre, il resta plus longtemps que d'habitude. Assis au bord de la fenêtre où je me récitais une leçon d'Histoire, je me surpris à contempler son visage si serein dans le halo orange de ma lampe. Il lisait un recueil de poèmes. J'écrasai ma cigarette et je revins jouer quelques notes au hasard, rien que pour faire vibrer l'air, neutraliser ce vide persistant, l'espace entre nous. Rien que pour le toucher.

Il posa le livre et darda son regard sur moi.

« Si on allait chez moi, maintenant ? »

Il rit de mon hébétude. 

Emmitouflés dans nos blousons et bonnets, nous traversâmes la ville. Les petites loupiotes jaunes à chaque porte formaient, avec les enseignes de fer forgé, des couples d'ombres ravissants et inquiétants sur les murs rouges.

« Faut que tu saches... C'est à peine un toit. C'est vieux et un peu délabré, mais personne ne nous y embêtera...

- Tu n'inspires pas confiance. »

Il rit. Attends de voir, attends. 

Andreas me guida dans les méandres des rues mal éclairées. Le vent transportait des odeurs de foyers, de soupes tièdes, des éclats de voix ténus, sourds, derrière des portes de bois dur. Les ruelles étaient vraiment minuscules, on rasait presque les murs, serrés l'un contre l'autre entre les murailles. Je ne me souvenais pas qu'elle ressemblait tant à un labyrinthe, tout était différent du jour.

« Tu ... comment dire, viens d'ici ? Le jour où tu es passé sous ma fenêtre... »

« Lillie m'avait dit où tu serais... J'avais une copine, dans le coin, vite fait... (un prétexte pour te chercher)... et ensuite, j'ai fait venir mes affaires.

- J'aurais pu t'héberger tu sais » osai-je, ému par la simplicité de sa confidence.

Andreas ne s'embarrassait de rien. Il sourit mais je le distinguai à peine. Nous avions passé les murs de la ville. La lande invisible s'étendait devant nous, sans point de repère, sans façade, sans étoile ni lune. La tête me tourna et je me raccrochai à son bras.

« Oh, ça va ? »

Je marmonnai que oui, en le lâchant, honteux. J'aimais la nuit mais je crois que, sans l'avouer car c'est quelque chose que l'on avoue difficilement à mon âge, j'avais peur du noir. J'aimais la nuit des concerts, la nuit des greniers, la nuit des fenêtres ouvertes aux inconnus qui chantent ; mais le noir, la nuit noire c'était ce qui m'avait volé Nora, une suie qui me collait à la peau, la vérité trop crue, l'horizon sans fin que j'avais voulu incendier. Le chemin jusqu'à chez lui me semblait interminable, et j'avançais lentement, pétrifié, suffoqué par la peur. 

Andreas m'attendait, patiemment, le bras près du mien.

« On y est, Vincent. »

Je clignai des yeux, un peu aveuglé par l'ampoule nue d'une blancheur maladive. C'était à peine une cave, c'est vrai, mais à l'intérieur, c'était un petit musée, un joyeux bazar. Bongos, djembé, glockenspiel, xylophone, batterie, hang, timbales... Et d'autres percussions dont je ne connaissais ni le nom, ni l'existence pour certaines. Il y avait un simple futon plié pour le jour, un combiné évier-frigidaire dans un coin. « J'ai aussi un synthé, c'est plutôt pour composer et enregistrer. Qu'est-ce que tu veux écouter ? » J'avais la sensation d'être soulevé, que toutes les cellules de mon corps se tendaient, en alerte, que les polarités du monde venaient de se renverser

Excité, admiratif

Excité

et que j'étais à ma place.

« Je vais voler en éclats... murmurai-je pour moi-même.

- Pas question, reste là ! C'est que j'ai besoin de toi, moi.»

Je ne pensais pas qu'il m'aurait entendu. Je tournai la tête. Il était juste derrière moi, et je ne l'avais pas senti venir avec ses yeux qui pétillaient plus dorés que du champagne, si proches.

Je soupirai quelque chose d'incohérent.

« Quoi ? murmura-t-il de sa voix rauque.

- Je veux t'entendre ».

Il laissa son regard traîner dans le mien encore un instant.

« Prends ta merveille, j'ai envie de jouer avec toi, d'abord ».

A ma grande surprise, ce fut au clavier qu'il s'assit, tandis que je frottais mon archet à la colophane. « Rejoue ce que tu as joué le premier soir » demanda-t-il, les mains étendues au-dessus du clavier. 

Son premier ruissellement de notes accompagna sans difficulté la mélodie du violoncelle, d'une justesse exquise. Je lui laissai la place, nous nous succédâmes, comme des vagues. Je desserrai les dents que j'avais crispées, tentai de détendre mes sourcils et puis je cessai de réfléchir, tout entier abandonné à la fois au long et profond chant du violoncelle et aux nuances chatoyantes du clavier qui venaient m'arracher en guirlandes des soupirs incontrôlables.

Ses cheveux longs dérobaient son visage à ma vue. Il souffla doucement après la fin et leva vers moi un regard plus narquois que je ne m'y attendais. Je le soutins, plus gravement que je ne le voulais. Cela n'avait pas d'importance. Pourtant les écailles devant ses yeux se fissurèrent et elles tombèrent une à une, doucement, comme de la neige. Il hocha la tête, il se décidait. Il fit craquer ses doigts, sa nuque et sûrement bien d'autres choses encore, à l'intérieur.

« Dis-moi ce que tu penses de ça... Tu pourrais y ajouter quelque chose. »

Il lança une piste pré-enregistrée. Une suite de notes légères s'échappa de l'ampli, à peine voilées d'une très tendre mélancolie qu'il n'était pas difficile d'accompagner. Les effets d'un passé que je n'avais pas vraiment connu m'imprégnèrent l'esprit : enfance rose et vert pâle, insouciance éthérée. Peut-être était-ce la nostalgie de jours heureux qu'Andreas insufflait à sa musique. C'était charmant, comme son sourire quand il l'offrait, et gênant, mais pas parce que j'avais la sensation de découvrir une émotion intime. C'était gênant parce que je sentais la déception monter et que je ne pouvais la réfréner. Où étaient l'envergure, la puissance, l'audace, le souffle ? L'agacement grinçait à mes oreilles. Merde.

Merde merde merde !

Arrête.

Mais il ne s'arrêta pas là et je n'avais rien senti venir

Il frappa sur ses toms, avec une violence telle que sa force me bouscula, sèche et glacée. Quelque chose céda enfin en moi. Pas les tympans, ni mes os qui vibraient, ni mes poumons oppressés ; je le crus, avant de comprendre. Cette pression douloureuse, c'était celle de sa musique : des projections brutes et crues où je précipitais mes contrastes à coups d'archet effrénés, pour le révéler, lui. Il venait de me jeter dans sa course exigeante, et si je ne le rattrapais pas, il resterait pour toujours seul et incompris ; et je craignais de trébucher avant la fin, avant d'être allé au bout de ces visions, avant d'avoir vu -

« Vincent ? »

C'était terminé. Salaud, je tremblais encore. Ma voix ne voulut pas se faire entendre alors que je tentais de répondre. Très bien : cela ne signifiait-il pas qu'il n'y avait rien à dire ? « Vincent ? » répéta-t-il pourtant et je pouffai de rire pour chasser le ridicule. Rassuré à demi, sans doute vexé pour l'autre moitié, il sourit avec moi.

« Oh, excuse-moi, Andreas, ce n'est pas drôle, c'est... »

Je me frottai les cheveux, la bouche pâteuse, las.

« C'est rien... dit-il en se laissant tomber assis à mes côtés.

- Non, rectifiai-je, non, ce n'est pas rien. C'est dingue, c'est violent, c'est dément, ce que tu joues, balbutiai-je sans m'entendre, ivre, ce n'est pas rien. C'est juste dur à encaisser. »

J'adore ça.

Je plongeai mon regard dans le sien, vert délavé, émeraudes plus précieuses qu'un trésor d'alchimiste. Le temps et la distance avaient perdu toute pression désormais, et nous étions lancés sans retour.

« Il y a quelque chose. »

Lequel de nous deux avait murmuré cela ?

Il ajouta :

« Restons-en là pour aujourd'hui, il est tard. »



Un violent mal de tête m'arracha du profond sommeil dans lequel j'avais sombré. Je grondai, aveuglé, et retins mon souffle le temps de rassembler mes idées. Je ne connaissais pas l'endroit où je me trouvais. Des impressions diffuses comme des rêves évaporés au réveil se répandaient en moi. Quelques images éparses, le genre d'émotion qui empoigne tu ne sais où et un appel, un rappel lancinant que je ne parvenais pas à me remémorer. Je gémis à nouveau, en me dressant à genoux lorsque je heurtai par mégarde un corps étendu à côté de moi. Mon cœur s'emballa, je poussai une exclamation grotesque qui le réveilla.

« Vincent ? »

Incapable de faire un mouvement de plus, je me laissai tomber, le crâne contre le sol froid, les mains pressées sur mes yeux. Il étouffa un hoquet.

« Mon manteau... balbutiai-je. Dans la poche. »

Il y trouva une pilule amère, qui glissa dans ma gorge. Je le sentis à peine glisser son épaule sous mon bras pour m'aider à me recoucher, avant de sombrer dans une sourde torpeur, traversée de moments de faible conscience étouffée dans les volutes de l'analgésique. Je ne réalisai que ma main tâtonnait à la recherche de quelque chose que lorsqu'elle se joignit à la sienne.

Peu à peu, les affiches du mur incliné reprirent leur forme habituelle, la lumière cessa de lacérer mes yeux. Je me rendis compte que j'allais mieux. Andreas s'était assoupi au pied du futon, un éclat de soleil d'hiver fiché dans une fossette et tous les autres dans sa chevelure. Attendri, les yeux embués par la félicité, je contemplai longuement sa silhouette endormie. Ses paupières fines comme des fleurs d'hiver tremblaient. Elles masquaient à peine le feu de ses yeux, ce démon rugissant à l'intérieur de lui-même qu'il s'efforçait de dompter et qui me donnait l'impression qu'Andreas m'oublierait sitôt qu'il aurait détourné les yeux de moi.

Un petit sourire frémit sur ses lèvres et en se tournant, il pressa naturellement mon épaule par-dessus la couverture.

« Arrête de penser. Tu vas refaire une crise.

- Excuse-moi, j'aurais préféré t'épargner ça.

- Pas grave, tu as vu, je me suis rendormi... Mais tu m'as fait peur. Ça t'arrive souvent ?

- Parfois... Désolé que t'aies vu ça. »

Je me levai pour échapper à son étreinte.

« C'est pas grave que ça arrive devant moi. Tu peux les soigner ? C'était quoi ces médicaments ? »

Je me renfrognai. Il affichait un sourire mi-contrit mi-inquisiteur, le sourcil levé. C'était la première fois qu'il me posait de vraies questions.

« C'est gênant. J'ai des migraines depuis que je suis tout petit. C'est rarement aussi violent, mais... C'est sans doute lié à la tension. Voilà. »

Il hocha la tête et bondit du lit, ôta le pull dans lequel il s'était endormi et s'étira, les bras en croix face à la fenêtre. Mon regard longea la ligne de sa colonne vertébrale, sans vraiment y songer, songer qu'il était resté torse nu peut-être pour que je le regarde. Je fermai les yeux. Tension. Émotions, voilà.

Sa silhouette dansait encore sur mes pupilles.

« Si ma mère était là, déclara-t-il, elle dirait que ces migraines signifient quelque chose. »

Je tirai la langue à son dos tourné.

« Que tu as perdu quelque chose, peut-être. »

Il haussa les épaules et se tourna, à contre-jour, la tête basse.

« Mais bon. Elle n'est pas là. Et tant mieux. »

Je pouffai :

« Pourquoi tu dis ça, alors ?

- Je ne sais pas. Parce que tu as dit "il y a quelque chose", hier... »

Il battit l'air de la main, aussi réservé que moi à cet instant. Il grimaçait, incapable de parler davantage.

« T'as pas cours aujourd'hui ?

- Si, pas toi ?

- Non. Ça fait longtemps que je prends des cours par correspondance. »

J'en doutais : il n'y avait pas un seul livre chez lui.

« Je suis en retard.

- Hum.

- Je ne sais pas si j'ai un car à cette heure-ci.

- Hum.

- Je peux prendre une douche ?

- Je n'ai que de l'eau froide.

- Ça me fera du bien. »

Quand je revins, frigorifié, il avait posé par terre deux verres de jus d'orange et des crêpes sous plastique.

« Tu sais, tu peux venir chez moi, si tu veux de l'eau chaude.

- L'argent n'est pas un problème, répondit-il sèchement.

- D'accord, d'accord... »

Je mordis dans mon petit déjeuner et répétai :

« Tu viens quand tu veux. »

Des fossettes triomphales réapparurent sous ses mèches blondes.

« Je crois qu'on va passer du temps ensemble » gronda-t-il.

En bas des collines, dans la cour de récréation, la solitude m'accompagnait. Je lui adressai une moue de mépris. Je la trouvais belle sous ce zénith glacé, elle murmurait « il te manque » et c'était merveilleux.

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