Aujourd'hui était le dernier jour d'école et Ellynn se demandait comment il était possible que la fin de trimestre soit aussi vite arrivée. Les élèves avaient passé leur matinée à plier leurs bagages puis s'étaient rassemblés dans la Salle Commune pour participer au banquet final préparé par Mrs Rosalys.
Exceptionnellement, les tables avaient été alignées les unes aux autres, formant un grand « U », et regorgeaient de mets plus impressionnants les uns que les autres. Mrs Rosalys s'était surpassée : les tables débordaient de spica, noix, pommes de terre gratinées, légumes divers, fruits séchés, limonades et gâteaux onctueux au chocolat ou aux fruits. Il y avait tellement de choix qu'Ellynn ne savait plus où se donner de la tête.
- Vos sacs sont prêts ? demanda Philys la bouche pleine de pommes frites alors que Mingus et Basilius se battaient pour le dernier morceau de spica aux noix et raisins.
Amaryllis approuva d'un signe de tête mais Ellynn resta silencieuse.
- Tu sais, dit Philys en les servant de limonade au citron et gingembre, ma proposition tient toujours. Tu pourrais rester chez nous... on a plusieurs chambres de libres et tu ne devrais pas rester ici tout l'été.
- Une partie de l'été, le reprit Amaryllis en la fixant de ses yeux ronds. Tu as promis que tu viendrais chez nous dès notre retour d'Atlas.
- Tu vas à Atlas ? s'exclama Emilius, surpris. Quelle chance ! J'ai toujours rêvé d'aller tester leur tyrolienne en plein centre-ville. Il paraît que c'est juste dingue comme expérience !
Mingus lui lança un regard envieux.
- Mon père y est déjà allé, dit Basilius en profitant du moment d'inattention de Mingus pour lui voler son pain aux noix et raisins. Tu y es déjà allé ?
Amaryllis fit non de la tête.
- Il paraît que c'est une superbe ville, expliqua Basilius en mordant à pleine dents dans le morceau de pain. Elle est bâtie sur un oasis, en plein milieu du désert de Mauritanis, et c'est là qu'on retrouve les épices les plus rares comme le safran ou la fève de tonka. Apparemment, les habitants sont très accueillants.
- Ca, c'était avant l'ascension au pouvoir du Colonel, dit Philys d'un air sombre. Je trouve que c'est complètement insouciant d'y aller et de vous retrouver toi et ta mère dans ce climat instable.
L'atmosphère joyeuse disparut instantanément. Assise en face de lui, Amaryllis eut une expression pincée et ses joues pâles rosirent.
- Ben quoi ? se défendit Philys en déposant brutalement ses couverts sur la table (Ellynn venait de lui jeter un regard accusateur). Je ne suis pas du tout rassuré que vous accompagniez ton grand-père. Il a toute une délégation avec lui et n'a pas besoin de votre présence. La ville n'est plus du tout sure et plusieurs attentats ont été déjoués ces derniers mois. C'est ridicule de prendre un risque pareil.
- Allons, tenta de le raisonner Emilius, tu exagères mon vieux.
- J'exagère ? dit précipitamment Philys en le pointant avec sa fourchette (il donnait l'impression de lui jeter une malédiction). Vous n'avez pas lu le Mouchard récemment ?
Il entreprit alors de leur expliquer en long et en large les dernières nouvelles de la gazette et toutes les raisons pour lesquelles il n'était pas opportun de se rendre à Atlas en cette période troublée. Ce n'était pas la première fois qu'il abordait le sujet et que la discussion se terminait par un silence religieux et tétanisé d'Amaryllis.
Depuis qu'elle avait osé révéler qu'elle accompagnait son grand-père en mission diplomatique, Philys avait saisi toutes les occasions pour tenter de l'en dissuader.
- La semaine passée encore, un enfant se baladait avec une ceinture d'explosif. Un enfant !
Inès couina, ses yeux s'agrandissant sous le choc.
- Ca pourrait tout aussi bien arriver ici, dit Ellynn avec lenteur. Si comme tu le dis, ces attaques sont imprévisibles et soudaines, je doute que les gardes puissent déjouer l'une de leur tentative à Evallis.
Un silence accueillit ses paroles pendant lequel tous se regardèrent, horrifiés par cette éventualité.
- Tout ça pour dire, coupa court Ellynn en voyant Inès se plaquer une main contre sa bouche, que ça pourrait arriver à n'importe qui, dans n'importe quel endroit et n'importe quand. Il ne faut pas s'arrêter de vivre pour autant.
- Peut-être, concéda à contrecœur Philys, une expression antagoniste sur le visage, mais tu ne me feras pas croire que...
- Monsieur Tadius ?
Philys ferma les yeux en proie à un effort manifeste pour ne pas exploser.
- Qu'est-ce qu'il me veut encore lui ? murmura Philys entre ses dents en déposant sa fourchette d'un geste rageur sur la table tandis que le professeur Harris lui faisait signe de le rejoindre.
Il inspectait minutieusement les bagages posés dans le coin de la salle et semblait attelé à l'un des sacs de Philys qui gênait le passage.
- Je reviens.
Les pieds lourds, Philys alla le retrouver.
- Vous avez prévu quoi de beau cet été ? dit Ellynn en se tournant vers Carys, Inès et Loïs alors que Philys bougeait sa valise à l'endroit que lui indiquait leur responsable.
Ce n'était peut-être pas le changement de conversation le plus subtil jamais réalisé mais il eut le mérite de fonctionner. Petit à petit, l'entrain de chacun revint si bien que lorsque Philys fut de retour, tous discutait avec excitation des prochaines vacances.
- Tu nous écrieras, hein ? dit Amaryllis d'une voix enrouée en étreignant Ellynn à l'entrée du Tunnel.
Il était tard dans l'après-midi et la plupart des élèves étaient maintenant partis. Seuls quelques rescapés étaient encore là, attendant patiemment que le professeur Bravakis leur désigne un cheval. Yannis et Zacharias venaient d'ailleurs de s'installer sur leur monture et leur faisaient des gestes de la main tandis qu'ils s'enfonçaient dans le Tunnel.
- Promis, répondit Ellynn en lui rendant son accolade.
- Pas de bêtise, surtout, la taquina Philys en lui faisant un clin d'œil par-dessus l'épaule d'Amaryllis. Et si jamais tu changes d'avis, tu sais où me trouver.
Amaryllis la relâcha et s'essuya les yeux du coin de sa manche.
- Je serai sage, dit Ellynn en lui offrant un sourire qui se voulait rassurant. Ne t'en fais pas.
Amaryllis hocha de la tête mais parut tout de même déconfite de la laisser seule à Amadeus.
- On y va ? proposa Philys en attrapant les rênes que lui tendaient le professeur Bravakis.
Pendant un instant, Amaryllis hésita.
- Elle ne va pas mourir pendant notre absence, dit Philys avec un grand rire. Elle est parfaitement capable de survivre sans nous – il lui passa les brides du canasson à robe pie – et on la retrouvera en pleine forme à ton retour d'Atlas ! Allez, on y va sinon Bravakis va encore parvenir à nous refiler une retenue avant que l'on ne parte.
Amaryllis esquissa un sourire et monta enfin sur son cheval.
- Bon, ben, au revoir, Ellynn, dit Philys en lui faisant une brève (et maladroite) accolade avant d'enfourcher sa propre monture.
- Fais bien attention à toi, renchérit Amaryllis avec une pointe d'anxiété toujours présente dans la voix. Ne te surmène pas et ne t'attire pas d'ennuis. Je t'écris dès que je suis de retour de vacances et on viendra te chercher avec maman.
Ellynn acquiesça d'un signe de tête et attendit qu'ils disparaissent dans le Tunnel pour faire demi-tour et se rendre dans sa chambre. C'était la première fois en un an qu'elle se retrouvait seule à Aeolus Tann'ynn.
Maintenant que tous les élèves et professeurs étaient partis, il faisait étrangement calme à Amadeus. Seul le vacarme en provenance de la cuisine de Mrs Rosalys venait troubler la quiétude de la plaine et effrayait de jeunes Chanards qui détalaient au bruit des casseroles.
Ellynn contourna l'école et emprunta le sentier menant aux dortoirs. Il faisait encore magnifique et elle voulait profiter des derniers rayons du soleil de la journée pour faire une promenade au bord de l'eau. Gladius attendait patiemment à l'orée de la forêt qu'elle se change (elle portait une robe légère qui n'était pas confortable pour le monter) et mâchouillait un lapin qu'il venait de chasser.
Perdue dans ses pensées, Ellynn mit un petit moment avant de se rendre compte qu'elle n'était pas seule sur l'allée boisée. Timolas et Kunis marchaient dans sa direction et semblaient entretenir une discussion animée, tous deux vêtus de leur tenue d'Assassin, un sac de voyage dans le dos.
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