Je n'étais pas fait pour m'occuper de gosses. Voilà ce à quoi je n'arrêtai pas de penser depuis l'appel à l'aide de Joshua.
C'était la deuxième fois. Bordel, c'était la deuxième fois que mon petit frère avait besoin de moi et où je n'étais pas là. Y avait-il pire sentiment d'inutilité ? J'aurais dû être capable de protéger ces gosses. C'était mon rôle.
J'étais un Freiherr. Mourant, mais un Freiherr quand même. Peut-être que Maryse avait raison après tout. Peut-être que tout ça, ce n'était pas à moi de gérer. Que Joshua était suffisant. Et Lilibeth. Et ce petit être dans son ventre.
Putain !
Je sentais la meute en effervescence. Azélys était en route et son inquiétude était palpable. Joshua était de la responsabilité de tout le monde.
La mienne par-dessus tout.
Je ne pouvais pas le perdre. Il ne pouvait pas mourir avant moi. Ce n'était pas logique.
Ce n'était pas logique !
Dom fonçait, la mâchoire serrée, les phalanges toutes blanches. J'avais du mal à tenir mon lycan. J'avais du mal à le tempérer quand moi-même je ne l'étais pas. Le regard de Beth me tenaillait encore. Josh était comme son fils. Elle l'aimait tellement que je savais qu'elle serait là pour lui quand ce ne serait plus le cas pour moi.
Elle me remplacerait. Elle deviendrait son chez lui. Et ça, ça me permettait de tenir. De me battre pour le peu de temps qu'il me restait.
Des semaines ?
Des jours ?
Plus énormément. J'arrivais au bout de mon voyage. La fin du chemin était à portée de mains maintenant. Et je ne pouvais pas reculer. Pas même pour voir mon enfant naître.
Il me haïrait toute sa vie. Il me haïrait de ne pas avoir été là pour chaque instant important. Il devrait vivre avec ça, il devrait...
Les pneus crissèrent et je vis des mecs s'enfuirent. Bordel !
— Dom ! crachai-je.
Ni une, ni deux, il jaillit de la voiture et déguerpit aussi vite que possible, Azélys pistant sa proie à son tour.
Je courrai dans la ruelle, éloignant la douleur et la nausée. Éloignant le spectre de la mort.
Joshua. Yona. Joshua. Yona.
— Josh !
Mon cri se figea en même temps que moi. Il y avait du sang par terre. Beaucoup de sang. Des giclures. Ça avait éclaboussé dans tous les sens.
Un homme était à terre et il semblait inconscient. Piteux état.
Ennemi, grogna mon autre moi.
Joshua était au sol et certains de ses membres avaient une inclination bizarre. Une batte de base-ball recouverte d'hémoglobine avait glissé contre une poubelle.
Ses connards. Ils avaient... des gamins, ce n'étaient que des gamins ! Qui, qui pouvait faire une telle chose ? Qui pouvait perpétrer une telle barbarie ?!
Je serrai mes poings et...
Et là. Contre mon frère, une lycan. Elle n'était pas très grande, mais elle semblait souple et svelte. Elle semblait entraînée et puissante.
Un peu plus loin, un legging déchiré. Des licornes. La dernière commande de Joshua. Pour Yona.
Yona ?
Cette lycan... cette... c'était... Yona ?
Yona était comme nous ? Ce n'était pas une simple humaine ?
— Yona.
L'animal couina. Il n'était pas blessé, pas physiquement du moins. Il donna un coup de museau à la joue de Joshua qui ne bougeait plus.
Mon frère ne bougeait plus.
Non. Non. Non.
Je me jetai en avant, ne craignant pas la réaction de l'animal. Joshua était le seul qui comptait, le seul sur qui je devais veiller.
Coûte que coûte.
Même lorsque je serais mort. Il était la seule personne qui méritait ça. Le seul pour qui j'aurais tout sacrifié, y compris ma propre vie.
C'était mon petit frère. Ma chair et mon sang.
Son cœur battait. Pas à tout rompre, mais il battait.
C'était lent. C'était terrifiant. Vivant. Il était vivant. Mon propre palpitant faillit me lâcher sous le coup de l'émotion.
Soudain, un souffle de magie, de puissance et Yona tourna son visage baigné de larmes vers moi. Elle était toute nue, le corps tremblant, couvert de nouvelles marques faite par ces hommes.
— Raphaël, dit-elle dans un long sanglot.
Comment pouvais-je la protéger ?
Comment faire pour qu'elle vive à nouveau ? Je ne savais plus. Je n'étais plus sûr de rien.
Je l'attirai dans mes bras ; pour lui montrer qu'avec moi, elle ne risquait rien. Qu'elle n'avait pas à avoir peur.
Mais je ne pouvais même pas lui promettre qu'elle resterait avec nous. Je ne pouvais même pas lui promettre que plus rien de mal ne lui arriverait.
Mensonge.
Elle s'agrippa à moi, en tremblant. M'appelant. Répétant mon prénom comme si ça l'ancrait à la réalité.
Une réalité qui ne serait jamais vraiment la sienne. Parce qu'elle n'était pas Yona.
C'était une lycan. Et ça changeait tout. Absolument tout.
Des présences surgirent dans la ruelle et au loin, j'entendis la sirène des flics. Je reconnus Eliott, un autre Freiherr de la ville. Une bonne connaissance. Non, un ami. Il était accompagné de lycans à lui.
— Les miens sont parti à la chasse, dit-il. J'ai appelé la police.
Je hochai la tête. Il fallait que je réfléchisse. Il fallait que je...
— Je m'occupe du reste. Ramène les gosses chez eux.
Je baissai la tête vers Yona, comprenant qu'il me serait impossible de la lâcher pour récupérer Joshua. Eliott sembla le comprendre sans mal et avec toute la douceur possible, il souleva le corps de mon frère et l'amena jusqu'à la voiture. Yona me laissa la prendre contre moi et arriver vers la portière, une voiture déboula et Ugo en sortit, les yeux étincelants.
— Viens.
Je faisais confiance à Eliott et aux autres. Ils allaient gérer ça le temps que je m'occupe des gosses. Le temps que je trouve des réponses.
Il ne nous fallut pas longtemps pour rejoindre la maison. Beth nous attendait devant, pâle. Lorsqu'Ugo souleva Joshua, ses yeux s'écarquillèrent et elle secoua la tête :
— Il faut l'amener à l'hôpital ! Raph ! Il faut...
Elle m'emboita le pas et nous nous retrouvâmes dans le salon ; Yona enroulée autour de moi, respirant à peine.
Ugo se recula et se passa une main tremblante dans les cheveux.
— Il a les deux bras cassés et la jambe aussi. Lili a raison, il faut-
— Yona, l'appelai-je doucement.
Aucune réaction. Le silence tout autour de moi. La toile était en effervescence. Je devais la faire lâcher prise.
Elle tremblait. Elle tremblait si fort que j'eu l'impression que ça se répercutait jusque dans mes os.
— Yona, l'appelai-je encore.
Je sentis ses ongles s'enfoncer. Me marquer.
— Eux. Eux. Eux. C'était... eux.
Elle pleurait. Oui. Elle avait été mise face à ses bourreaux. Se souvenait-elle de tout ? De son viol ? De ce qu'elle avait enduré ?
— Je veux mon papa. Je veux mon papa.
Ça me laminait. Sa détresse me transperçait de part en part et je ne pouvais rien y faire. J'étais incapable de l'aider.
De la sauver.
— Raphaël !
Le cri de Beth sembla être un électrochoc pour Yona. Sa prise se fit moins forte et elle se recula, suffisamment pour que je plonge dans ses yeux qui n'avaient plus rien d'humain.
Beth hoqueta de surprise.
Oui, Yona n'était pas humaine. Toutes les réponses avaient été là, depuis le début. Mais nous n'avions rien vu.
Je la déposai au sol. Lentement. Je lui passai mon t-shirt par-dessus la tête, pour la couvrir.
Elle hocha la tête et je me détournai, me laissant tomber aux côtés de Joshua.
Il n'était pas beau à voir.
Et ça me troua le cœur. J'étais incapable de le protéger. Incapable de m'occuper de lui. J'étais...
Je me redressai et reculai. Je me passai une main sur le visage.
— Hôpital, dis-je.
Je hochai la tête, le répétant. Du coin de l'œil, je vis Yona s'avancer vers Joshua et tendre une main.
— Ne le touche pas, soufflai-je. Tu risquerais de lui...
Mais elle ne m'écouta pas. Comme moi quelques secondes plus tôt, elle se laissa tomber à côté de lui et sa main se posa sur la sienne.
Je le sentis alors dans l'air.
Au début, ce fut léger. Presque imperceptible. Et puis ce fut comme si tout, absolument tout, se mit à converger vers Yona.
L'air dans la pièce, la lumière, ma force et mon attention. Rien n'était laissé de côté. Un halo entoura sa main. Une lumière brillante et dorée. Les veines dans son cou ressortirent et son souffle se bloqua.
Qu'est-ce que...
De la magie.
Une vieille, très vieille magie était à l'œuvre en ce moment même sous mes yeux. Sous nos yeux à tous.
Sous la peau de Joshua, les os se ressoudèrent. Ils n'avaient jamais été brisés. Les marques sur son visage tuméfié disparurent.
Comme ça. Une seconde elles étaient là et en un clignement d'œil, plus rien.
C'était...
— Une Earhja.
Je perçus le murmure de Beth, mais il me semblait si lointain que je ne fus pas complètement sûr.
Le corps de Joshua tressauta et il se redressa, les yeux grands ouverts, cherchant son souffle. Yona recula en chancelant. Du sang se mit à couler de son nez et je vis ses yeux se révulser juste avant qu'elle ne s'effondre.
Je la rattrapai in extremis, la serrant contre moi. Son corps tout entier sembla désarticulé.
Joshua retomba sur les coussins et sombra de nouveau.
Yona l'avait soigné.
Yona était une lycan.
C'était une Earhja.
Une Guérisseuse.