— Une réussite totale ! Tu vois que tu es doué !
Malcolm se moquait ouvertement, mais j'avais tellement l'habitude que je ne relevai même plus. Et puis il avait raison ; mes créations avaient plu. Et bon sang, c'était sacrément gratifiant quand on y pensait deux minutes.
J'avais eu des a priori au début sur tout ça. Quand on était dans sa petite routine, même si cette dernière n'était pas des plus palpitantes, la nouveauté, on pensait toujours que ce n'était pas pour nous.
J'avais fait confiance à Malcolm et ça avait payé. Il ne se serait pas lancé dans un projet pareil sans une certaine assurance de réussite. N'est-ce pas ? Mais que je sois cette assurance, c'était un peu étrange pour moi.
Voilà qu'il jubilait maintenant. Malcolm adorait quand tout allait donc le sens qu'il voulait. Comment le lui reprocher ?
Il attrapa une bouteille et deux verres et nous servit pour fêter la commande. C'était un bon début. Un très bon départ.
Nous trinquâmes tous les deux et le liquide me fit du bien. Je me rencognai dans mon fauteuil qui craqua sous mon mouvement.
Depuis quelques jours, j'avais retrouvé une forme presque olympique. L'hôpital avait dû aider. D'après mes médecins, tout allait être ainsi à partir de maintenant.
Des mieux et des rechutes. Un vrai travail de yo-yo qui pourrait avoir raison de mon organisme.
Je préférai ne pas y penser.
Je préférai me dire que ça irait. Que je pouvais encore tenir sur le long terme. Au moins pour être sûr que tout irait bien ensuite pour Beth, Joshua et même Yona. Parce que depuis qu'elle était arrivée dans nos vies, on devait prendre soin d'elle au même titre que Joshua.
— Comment ça se passe avec la petite ? s'enquit Malcolm.
Il l'avait rencontrée à plusieurs reprises. S'était lui aussi attaché d'une certaine façon. Nous avions tous ce sentiment envers elle, qu'on soit lycan ou non en fin de compte.
— Il y a des hauts et des bas. Parfois tout va très bien des jours durant et puis... elle flanche.
Ce n'était pas seulement dans sa tête que ça n'allait pas. Il arrivait qu'elle soit épuisée, comme si elle avait trop forcé. Beth disait que c'était la force de l'esprit sur le corps. Peut-être existait-il une autre explication, mais ni elle ni moi ne l'avions.
— Et les flics ?
Je soupirai. L'enquête était au point mort. Sans indice, qu'y avait-il à chercher ? Et tant que rien ne reviendrait à Yona, c'était bloqué aussi de ce côté-là.
Tout était en attente. Mais de quoi au juste ?
— Pas grand-chose. Je ne suis pas sûr qu'on sache jamais qui elle était.
Peut-être qu'un beau matin ça lui reviendrait. Ou peut-être qu'elle oublierait et resterait Yona. Simplement Yona.
— C'est moche, lâcha Malcolm.
C'était le cas de le dire.
— Au moins, elle peut compter sur vous.
— Pour combien de temps ? grognai-je, un peu désabusé. La psy n'aime pas trop cette situation et à terme, je sais qu'elle va vouloir placer Yona. C'est ce qui aurait dû se faire dès le début.
Maryse nous avait fait une fleur. Elle avait accepté cette situation, mais je crois qu'elle commençait à se rendre compte que tout n'allait pas comme il l'aurait fallu. Du moins, pour elle. Là était toute la différence.
— Si la petite avait été lycan, ça nous aurait été plus... facile, en quelque sorte, ajoutai-je. Mais là, la seule chose qui retienne Maryse, c'est le lien entre Josh et Yona. Et c'est aussi ce qu'elle déteste le plus.
Je n'arrivais pas à comprendre comment elle ne pouvait pas se rendre compte à quel point c'était bénéfique pour la gamine. Ou alors c'était nous ; on le pensait alors qu'à long terme ce serait peut-être catastrophique.
J'avais retourné tout ça dans ma tête, sans trop de succès. S'il y avait des réponses, je n'étais clairement pas celui qui les détenait.
Et égoïstement, parfois, il m'arrivait de penser que je ne devais rien à cette fille. J'avais assez à faire avec Joshua.
Elle n'était pas ma sœur. Pas plus qu'elle n'était ma fille.
Mais mon lycan détestait ça. Remettant très vite les pendules à l'heure. Au moins un de nous deux. Ce n'était pas une mauvaise chose. Il fallait garder les pieds sur Terre. Au moins un peu.
— Et les tiens ?
Je grimaçai. J'avais annoncé à ma meute que j'allais mourir. Que bientôt, je ne serais plus leur Freiherr.
Comment leur en vouloir de seulement me détester ? Rien. C'était une fatalité.
Je vidai mon verre d'une traite et me relevai.
— Il faut que je rentre.
Malcolm hocha la tête.
— Si vous avez besoin d'une pause avec Lili, n'hésite pas.
Je le remerciai, attrapai ma veste et quittai son bureau.
Dehors, il faisait un froid polaire. Je me frottai les mains et décidai de marcher. La ville n'était pas la plus grande du coin. Nous étions plusieurs meutes à y vivre et jusqu'à présent, tout c'était très bien passé. C'était un minimum.
J'aimais beaucoup ce petit coin de pays. Y avait passé la majeure partie de ma vie après le Fief. J'avais toujours été du genre à vouloir rester là où je me sentais bien. J'étais un peu casanier à bien des égards. Et ça m'allait assez.
Mains dans les poches, je remontai la rue et me mêlai aux nombreux humains qui flânaient dans le coin.
Je savais que ni Joshua ni Beth ne resteraient ici, malgré la meute. Il y avait une chance sur deux pour que Dom reprenne mon rôle, sinon, ce serait un nouveau lycan. Le choix ne me revenait pas. Pas plus qu'à Richard. Lothar déciderait. Et le connaissant, il aimait faire à sa façon. C'était un bon Koning, mais j'avais le droit de m'inquiéter un minimum.
Un klaxon retentit non loin de moi. Un groupe de jeunes filles passa en riant et un homme plongé dans son téléphone faillit me heurter.
Une fois mort, est-ce qu'on éprouvait encore des sentiments ? Étions-nous seulement conscient ? Je n'avais rien lu sur tout ça. Ce n'était pas mon délire. Arriverait ce qui arriverait.
Mon lycan grimpa doucement et nous fit tourner la tête vers un homme sur le trottoir d'en face. Il était assis au niveau d'un banc.
Il regardait dans notre direction. Peut-être me voyait-il, peut-être pas. Aucune sensation de danger ne me gagna ; sens plutôt sympa octroyé aux lycans. Mais ça ne voulait pas dire quoi que ce soit.
Je m'étais interrogé avec les flics si Yona risquait quelque chose. Si quelqu'un finissait par vouloir la retrouver ; dans le mauvais sens du terme. Après tout, elle était la seule capable de se rappeler le visage de ses tortionnaires. Du coup, ça faisait d'elle une proie. Pour la police c'était peu vraisemblable. Ils avaient dû choisir de déguerpir de là le plus vite possible et pour l'instant, ça y ressemblait bien. Ça ne m'empêchait pas d'être inquiet. Il s'agissait d'une gamine après tout.
Le monde était rempli de malades.
Je finis par rallier la maison, non sans être attentif à mon environnement. Dans le salon, de la musique provenait de la télé et une odeur... particulière flottait dans l'air. Je retirai mes chaussures et me dirigeai vers la cuisine où je retrouvai Beth avec Yona.
Cette dernière était au niveau de l'ilot central, avec un carnet et des crayons. Quand elle dormait, je jetai souvent un coup d'œil à tout ce qu'elle écrivait, histoire de trouver des indices, n'importe quoi qui puisse nous aider.
Mais il n'y avait, la plupart du temps, que nos prénoms, à nous trois. J'ignorai pourquoi elle les écrivait encore et encore, mais elle devait avoir une raison. Yona parlait de plus en plus souvent, mais c'était encore tout nouveau.
Beth lui dit un mot et Yona hocha la tête, un sourire flottant sur ses lèvres.
C'était une jolie jeune fille. Est-ce que ça avait été la raison pour laquelle elle avait été kidnappée ? Je continuais de chercher. De tenter de comprendre. Et je le ferais jusqu'à...
Beth releva les yeux vers moi, une spatule en bois dans les mains.
— Malcolm va bien ?
Je hochai la tête. Nous avions abordé la crise du restaurant ensemble. En même temps, j'avais bien cru que j'allais y rester. La douleur... la douleur avait été indescriptible.
J'avais cru tenir pour la dernière fois la main de Beth.
Je m'avançai vers les filles. Yona me laissa lui effleurer la joue de mes doigts avant de se détourner.
Pas à pas.
On ne devait pas la brusquer. Ce n'était pas toujours facile, surtout lorsque ses crises surgissaient de nulle part. Maryse disait qu'il y avait toujours un déclencheur, mais quand ça pouvait être n'importe quoi, on était censé faire quoi ?
J'attrapai Beth par la hanche et lui claquai un bisou sur la joue.
— Je pourrais te mentir et te dire que ça sent bon, mais...
Elle leva les yeux au ciel et me repoussa :
— Tu es un piètre menteur de toute façon, Silva. Et puis tu as intérêt de tout manger, parce que sinon je te renvoi au Fief pour te faire botter le cul !
Je grimaçai. Manger sa bouillasse ? Bon sang, d'habitude avec Joshua on la sentait venir, mais là... là, elle nous avait pris en traitre ! La maligne. Son côté diabolique était de sortie. Très mauvais pour nous.
— Il n'a plus le droit d'y aller, souffla Yona.
Mon lycan pencha la tête.
— Où donc, ma chérie ? demanda Beth, en remuant son infamie.
Yona haussa les épaules, comme si elle-même ne le savait pas. Mais moi, j'avais bien entendu. J'aurais voulu lui demander comment elle pouvait savoir ça, mais ça n'aurait servi à rien.
L'instant était passé.
Lorsqu'on était un Freiherr ressortissant d'un Fief, il ne nous était plus possible d'y mettre les pieds.
Ainsi, si un jour l'envie me prenait d'aller rendre visite à Richard, je ne serais pas autorisé à foutre un seul pied dans son domaine.
Il s'agissait d'une question de dominance.
Il s'agissait d'une règle écrite depuis longtemps.
Ce n'était certes pas un secret, mais...
Je secouai la tête. Ce n'était pas grave.
Joshua mangeait chez Loki ce soir. Yona grappilla un peu et n'osa pas dire à Beth à quel point c'était... immangeable. Moi, je dus me taire. Surtout avec Beth juste en face de moi.
— Relation abusive, marmonai-je.
— C'est qui le patron, hein ?
Elle adorait fanfaronner. Homme soumis que j'étais !
Elle débarrassa avec mon aide et nous finîmes tous les trois devant la télé. La diffusion d'une trilogie connue commençait ce soir et même si Yona n'avait pas clairement exprimé son envie, elle avait su nous la faire comprendre.
Installée dans le fauteuil avec un plaid sur les jambes, elle tenait le bol de pop-corn, captivé par la télé.
Beth était contre moi, mon bras nonchalamment mis sur ses épaules. Je laissai mon nez s'égarer dans ses cheveux parfois, histoire de respirer son odeur. C'était agréable. J'aimais ces petits moments.
— J'y suis déjà allée, dit Yona.
— Où ?
Nos voix s'élevèrent de concert avec Beth. Yona pointa la télé.
— Chez les Hobbits ?
Je donnai un coup à Beth.
— Ne sois pas bête ; elle parle de l'endroit où ça a été tourné.
Et c'était en Nouvelle-Zélande si je me souvenais bien. Joshua avait eu sa période.
— Avec qui ?
Beth avait déjà attrapé le petit bloc note qu'elle traînait partout avec elle. Dès que Yona semblait nous donner un élément important, on le notait là-dedans.
— J'y suis déjà allée avec lui, répéta-t-elle.
— Lui ?
Beth me jeta un coup d'œil. Mais Yona haussa les épaules et comme à chaque fois, elle sembla oublier ce à quoi elle avait bien pu penser.
C'était vraiment rageant pour nous.
Il y avait des vérités dans sa tête.
Il y avait qui elle était.
Mais si ça lui échappait à elle-même, que pouvions-nous faire ?
* * *
— Tu vas m'éviter jusqu'à quand au juste ? lâchai-je.
Joshua était en train de se laver les dents. Mes yeux croisèrent les siens dans le reflet, mais il les détourna très vite.
Il ne me parlait plus. Essayait de sortir de sa chambre lorsqu'il était sûr de ne pas me voir. Cette situation devenait grotesque, pour lui comme pour moi. Mais Joshua était une tête de mule. Plus borné que lui, ça n'existait pas.
Sérieusement.
Il se rinça la bouche.
— Je ne sais pas moi... jusqu'à ce que tu meures peut-être ?
Ce fut un coup en plein ventre. Une douleur vicieuse se répandit en moi et je restai sans voix.
Incapable de respirer.
— Josh...
Son épaule percuta la mienne et la porte de sa chambre claqua de nouveau.
J'avais merdé.
Et j'allais le payer jusqu'à-ce que mon cancer m'emporte.
J'avais tout gagné avec mes conneries. Et j'allais tout perdre.
Mon poing finit contre le mur.
Payer le prix fort. J'allais mourir, n'était-ce pas suffisant ?