Ellynn n'avait pas beaucoup d'appétit mais entraîna son père vers la balançoire qu'elle affectionnait tant. À cet endroit, il y avait plusieurs rochers surplombant le lac Thémis, leur permettant de parler tranquillement ensemble.
- Bonjour mon grand, dit affectueusement John en grattant les oreilles de Gladius (il était venu les rejoindre au bord du lac et ronronnait de plaisir). Comment se passent tes cours à Amadeus ?
- Bien, répondit Ellynn en s'appuyant contre Gladius tandis que son père allumait plusieurs flambeaux. Mon niveau est encore loin d'être satisfaisant mais je m'accroche et fais de mon mieux.
- Amos m'a dit que tu as fait de beaux progrès depuis ton arrivée, souligna John.
- C'est loin d'être suffisant...
- Alors travaille plus que les autres.
- C'est ce que je fais.
- Je n'en n'attendais pas moins de toi, dit John satisfait de sa réponse en se servant d'un bout de Spica. J'ai toujours adoré ce pain (il lui en lança un bout). Mrs Rosalys fait les meilleurs de Brittania. Vous avez de la chance de l'avoir comme cuisinière à Amadeus.
- J'adore son Chocomash.
- Son quoi ?
- Son Chocomash, reprit Ellynn. C'est un chocolat chaud servit avec des marshmallows. Un délice ! Il me fait un peu penser à celui de Nanny Mi...
Un sourire passa sur le visage de son père.
- Elle me manque, dit John à mi-voix.
Ellynn hocha de la tête, le regard dans le vide.
- Tu sais ce que Nanny préférait quand maman et Elionel étaient avec nous ? demanda John en posant sa main sur son genou et en regardant le lac. C'était les pique-niques.
- Les pique-niques ?
- Oui ! Elle adorait nous voir dans le jardin, regarder l'océan et jouer avec vous. Elle passait des heures dans sa cuisine le matin pour que nous ayons un véritable festin. Nous passions ensuite l'après-midi à se balader et à aller tremper nos pieds dans la mer.
Le cœur d'Ellynn saigna.
- Ce que j'ai toujours trouvé merveilleux chez elle, continua John, c'est son éternel optimisme. Elle trouvait toujours quelque chose de bon, même chez des personnes qui ne le méritaient pas. Si le temps était mauvais, elle argumentait que la pluie est la vie et que c'est grâce à elle que nous avons de bonnes choses à manger. Si elle perdait quelqu'un qui lui était cher – il souleva le menton d'Ellynn pour qu'elle le regarde – elle disait toujours : « son souvenir vit en moi comme un rayon de soleil et me guide pour devenir une meilleure personne et chérir toutes les belles choses que la vie a à m'offrir ». Si Nanny était avec nous aujourd'hui, c'est ce qu'elle te dirait.
- C'est... difficile d'être optimiste quand on perd une personne que l'on aime...
- Seul le temps panse les blessures, dit son père avec tristesse.
À nouveau, le regard d'Ellynn se perdit dans le vide tandis qu'elle repensait à sa nourrice.
- Tu sais, dit John au bout d'un moment de silence, je suis un peu étonné de ta réaction...
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Eh bien, cela fait plus d'un an que l'on ne s'est pas vu, tu as découvert une partie de ma vie que je t'ai toujours caché, tu as dû affronter des atrocités auxquels peu de jeunes de ton âge doivent faire face... je pensais que la première chose que tu ferais en me voyant serait de crier sur moi en me demandant des comptes.
Ellynn eut un petit rire triste.
- Je pensais aussi que c'était ce que j'allais faire, avoua Ellynn en dégageant une mèche de son visage, mais te voir devant moi alors que je ne m'y attendais pas... je ne sais pas, je ne sais pas comment expliquer... toute ma colère s'est envolée. Je suis juste soulagée que tu ailles bien et que je puisse enfin te revoir.
John pressa son genou avec douceur à cette confidence. Un nouveau silence s'installa durant lequel ils observèrent le soleil disparaître derrière la colline. Il faisait étrangement calme. Les animaux nocturnes de la forêt des Sylphes ne semblaient pas encore décidés à sortir de leur tanière.
Une brise légère vint caresser ses joues et Ellynn se lova dans les pattes de Gladius.
- Qu'est-ce que tu veux savoir ? demanda John après un long moment de quiétude interrompue par le cri d'un Chanard.
Ellynn prit une profonde inspiration et se redressa pour prendre ses genoux dans ses bras. Elle savait qu'elle n'aurait pas beaucoup d'occasions où son père serait ouvert à ce genre de dialogue.
- Tout.
- C'est un peu compliqué de commencer comme ça, dit John avec un sourire.
- D'accord, admit Ellynn en réfléchissant à une autre question qui permettrait de démarrer un peu plus facilement la discussion. Qui est le Colonel ?
- Pour connaître le Colonel, commença John, il faut remonter à l'époque où il s'appelait encore Maximus Achilles Adéis, jeune colonel dans l'armée elfique. Pour beaucoup, il avait un avenir certain et semblait déjà tout choisi pour occuper un jour la place de général. Il était le plus doué, le plus courageux, le plus intelligent et étonnement le plus humble de sa promotion. Il n'hésitait jamais à aider ses camarades et à être au premier rang sur un champ de bataille.
Sur le plan familial, il était également heureux, bien que son union soulevât des indignations dans les très hautes sphères de la société elfique. Il s'était amouraché d'une humaine, une union qui était très mal vue à l'époque, et qui reste à ce jour mal acceptée. Pour beaucoup, elle était une tache sur sa carrière prometteuse. Bon nombre de personnes lui ont déconseillé cette union mais il en a eu cure. Il a tout plaqué pour elle et s'est isolé dans un village humain, Inverness, au nord de Brittania.
De toutes les informations que nous sommes parvenus à collecter sur cette période de sa vie, Adéis était extrêmement heureux avec Rose, sa femme, et ses deux enfants : James et Elise. Tout semblait leur sourire. Adéis était parvenu à faire prospérer le commerce d'épices de son beau-père et gagnait bien sa vie alors que Rose tenait la boutique et était enceinte de leur troisième enfant.
Il faut savoir que la ville d'Inverness prospérait de plus en plus grâce à son port qui était propice à l'arrêt des bateaux sur la route des épices. Et malheureusement, ce succès agaça peu à peu les villes avoisinantes et des tensions se firent ressentir.
Un jour, le maire d'Aberdeen, jaloux de cet essor, prétexta une trahison de la part du maire d'Inverness et ordonna son arrestation. Bien entendu, étant innocent, le maire d'Inverness refusa de se rendre et une guerre éclata entre les deux villes. Hélas, l'armée d'Aberdeen était beaucoup plus grande et entraînée, submergeant ainsi les forces d'Inverness. En moins de deux jours, une grosse partie de la population fut décimée. Adéis, qui était au front pour aider les autres villageois, ne put rien faire pour sauver sa femme et ses enfants qui furent lâchement assassinés dans leur maison.
Fou de chagrin, il revint à Aeolus Tann'ynn et demanda au Conseil des Elfes d'intervenir dans le conflit et traduire en justice le maire d'Aberdeen pour ce massacre non justifié. Seulement, les lois elfiques étaient (et le sont toujours) très strictes en la matière : les hommes ne doivent pas connaître leur existence sauf en cas de force majeure. Et pour eux, le conflit entre Inverness et Aberdeen ne les concernait pas du tout. Ils refusèrent donc d'intervenir et lors de la lecture du verdict par le Conseil des Elfes, Adéis se mit à hurler et menaça les conseillers de se venger s'ils ne changeaient pas d'avis. La sentence ne fut pas aliénée et Adéis n'eut d'autre choix que de l'accepter.
Du jour au lendemain, nous perdîmes toute trace d'Adéis. Il s'était comme volatilisé et personne n'eut de nouvelle de sa part, même plus ses parents qui décéderont sans jamais revoir leur fils.
Pendant une dizaine d'années, il fit profil bas et personne n'entendit plus parler de lui.
Puis un jour, des rumeurs persistantes arrivèrent aux oreilles du général de l'armée elfique comme quoi un Assassin sévissait dans le nord de Brittania. Il envoya une troupe pour vérifier la véracité de ces rumeurs mais ne revit jamais l'un de ces soldats à Aeolus Tann'ynn. Ils furent massacrés au même titre que les villageois d'Aberdeen, ne laissant aucun survivant dans la ville devenue fantôme et maudite.
- C'est horrible, murmura Ellynn consternée.
- Ce qui est encore plus horrible, continua John d'une voix caverneuse, c'est qu'il ne se soit pas arrêté-là. Il avait soif de vengeance et décima toute personne qui lui opposait résistance. Ses premières victimes étaient sans conteste les humains qu'il jugeait comme de la vermine, inapte à pouvoir vivre dans ce monde. Il sévissait sans compter et n'a jamais laissé un seul survivant derrière lui.
- Comment cela se fait-il qu'il n'ait jamais été arrêté ? demanda Ellynn abasourdie.
- Parce que nous n'y sommes jamais arrivés... petit à petit, des elfes se rallièrent à sa quête d'un monde plus pur, où toute race corrompue – comme les humains ou les elfes traîtres à leur sang – devaient être complètement éradiquée de la surface de la terre. C'est ainsi qu'il s'est entouré de sa garde rapprochée, les Sept Chasseurs Noirs, qui commencèrent à sévir en son nom.
- Je ne comprends pas, dit Ellynn en fronçant les sourcils, ils sont une petite dizaine et nous sommes de centaines de soldats surentraînés. Comment est-ce possible qu'on ne parvienne pas à les arrêter ?!
- C'est bien plus compliqué que ça et ils sont bien plus qu'une petite dizaine, répondit John après un court silence. On estime ses partisans à quelques centaines d'elfes...
- Quelques centaines ? s'exclama Ellynn horrifiée.
- Oui, plusieurs centaines d'elfes extrêmement bien entraînés et prêts à mourir pour la cause du Colonel. S'ajoute à cela la garde rapprochée du Colonel qui repousse les limites de leurs pouvoirs élémentaires en alternant leur pouvoir avec d'autres ressources issues de la magie noire. Peu de personnes ont survécu à un duel avec l'un des Sept Chasseurs. Amos est l'un des rare survivant et a perdu la vue au passage.
- Mais enfin, protesta Ellynn, même si le Colonel a quelques centaines de partisans, nous sommes bien plus nombreux qu'eux. On devrait parvenir à les battre sur le long terme !
- Le Colonel recrute en masse des partisans pour constituer une armée. Il y a donc de plus en plus de gens et de créatures sous ses ordres : des elfes, des centaures, des ogres, des harpies, des manticores, des loups garous et étonnement beaucoup d'humains.
- Mais ce n'est pas logique, s'exclama Ellynn incrédule, le Colonel veut leur extermination !
- Ils le suivent dans son plan car le Colonel leur promet une meilleure vie sous son régime, expliqua John. Ceux qui se joignent à eux sont assurés de sa protection. Oh ils n'auront pas un rang très élevé dans la société pure promise par le Colonel. Néanmoins, ils seront épargnés et pourront vivre tranquillement sous sa joute.
- Alors... tout est perdu ? dit Ellynn abattue. On ne sait rien faire ?
- Tout n'est pas perdu, répondit John d'une voix ferme. La situation est loin d'être encourageante, certes, mais nous sommes mieux préparés qu'il y a quinze ans et nous avons des informations encourageantes.
- Comme... ?
John observa Ellynn pendant un certain temps avant de choisir prudemment ses mots :
- C'est une information que je ne peux pas te révéler.
Voyant son air pincé, John ajouta :
- Un jour, je t'expliquerai tout. Mais aujourd'hui, il y a certaines parties que je préfère garder pour moi... du moins, pour quelque temps encore.
- Eh quoi, reprit lentement Ellynn après avoir longuement observé son père, le Colonel n'aura satisfaction que le jour où il aura tué tous les humains et qu'il aura pris le pouvoir au Conseil des Elfes ?
- C'est ce que nous pensons, oui.
- Mais il ne va jamais y arriver comme ça ! s'écria Ellynn.
- Non, effectivement, admit John. C'est pour ça qu'il a besoin d'aide.
- D'aide ?
- Oui, dit John en buvant une gorgée d'hydromel, il a besoin d'aide et depuis quinze ans, il fait tout pour l'obtenir.
- Mais qu'est-ce qu'il peut... oh – le franc tomba chez avant même qu'elle ne termine sa question – il veut le Brassard pour avoir un pouvoir encore plus puissant, c'est ça ?
John acquiesça, apparemment satisfait qu'elle ait fait aussi rapidement le lien.
- Et qu'est-ce qu'il possède déjà de l'arme ?
- D'après les informations que nous avons, il a l'Ignis, la pierre du feu.
- C'est tout ?
- Oui.
- Mais ça va alors ! s'écria Ellynn soudainement soulagée.
- Non, répondit aussitôt John. Nous sommes malheureusement sans nouvelles de deux Gardiens, ce qui est très alarmant.
- Des Gardiens ?
- Ce sont les personnes qui protègent les pierres. Sarel a été le Gardien de l'Ignis avant de nous la dérober.
- Qui sont les autres Gardiens ?
- Je ne peux pas te le révéler. Ce serait trop dangereux pour les Gardiens et pour toi si les Chasseurs devaient apprendre que tu connais autant de détails sur le Brassard.
- Je n'ai pas peur d'eux, dit Ellynn d'un ton féroce.
- Je sais, répondit John, mais je ne m'en fiche pas de savoir que tu deviendrais l'une de leur proie.
Ellynn fuit le regard de son père et se tourna vers la lisière de la forêt.
- J'ai l'impression de ne servir à rien, dit Ellynn rageuse. Il y a bien quelque chose que je pourrais faire pour t'aider ?
- Ce jour viendra, déclara John en jetant son trognon de pomme dans les fourrées, mais d'ici-là, entraîne-toi dix fois plus que les autres et surpasse tes camarades de classe. Ce ne sera pas suffisant d'être juste bonne sur un champ de bataille. Tu devras être la meilleure pour espérer survivre.
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Une partie du voile se lève... que pensez-vous de ses explications? :)))