Février arriva imperceptiblement et avant qu'Ellynn ne puisse s'en rendre compte, c'était le jour de la Rose. Il était encore tôt au matin et Amaryllis était tout en affaire. Elle tourbillonnait dans la chambre à la recherche d'une pince pour maintenir la tresse qu'elle avait faite sur sa tête.
Excédée, elle referma sèchement le tiroir de son bureau et plusieurs crayons tombèrent au sol.
- Tu es certaine que ça va ? demanda Ellynn devant son air affolé. Tu veux que je t'aide ?
- Non, ça ira, répondit Amaryllis en agrippant un petit nœud, ça fera l'affaire.
En quelques mouvements, elle fixa sa tresse et arrangea ses cheveux qui retombaient sur ses épaules. Elle s'affaira encore quelques instants devant le miroir puis, apparemment satisfaite du résultat, se retourna vers elle, les yeux pétillants.
- À ton tour !
Ellynn rit et s'éloigna d'elle à grands pas.
- Hors de question ! dit-Ellynn en se protégeant des mains tandis qu'Amaryllis tentait désespérément de s'approcher d'elle avec une brosse à cheveux.
- Mais enfin, s'exclama Amaryllis déconfite, tu ne vas pas aller comme ça en cours quand même ?!
Son air ahuri renforça le fou-rire d'Ellynn.
- Ce n'est pas drôle ! C'est un jour spécial aujourd'hui !
- Pour toi, oui, répondit Ellynn en essayant de reprendre son sérieux. Mais pas pour moi. J'attends zéro rose.
- Ne sois pas stupide, dit Amaryllis en se laissant tomber sur son lit, je suis certaine que tu recevras des roses de Timolas !
Ellynn fronça les sourcils, hautement dubitative, mais s'abstint de répondre. Elle connaissait le point de vue d'Amaryllis et elle n'avait pas envie de rentrer dans cet éternel débat aujourd'hui.
- Tu auras toute l'après-midi pour m'apprêter, lui rappela Ellynn en lui faisant un clin d'œil. Promis que je serai obéissante et tu pourras faire tout ce que tu veux de moi.
- Absolument tout ? demanda Amaryllis avec une lueur de malice dans les yeux.
- Dans les limites du raisonnable, ajouta précipitamment Ellynn, trouvant Amaryllis un brin trop enthousiaste à son goût.
Sur le chemin pour aller déjeuner, Ellynn et Amaryllis croisèrent Carys, Inès et Loïs qui lui lancèrent des regards étonnés quand elles virent sa tenue d'entraînement. Sans surprise, elles étaient toutes revêtues d'une belle robe pour la journée et parlaient avec excitation du bal qui avait lieu au soir.
Un peu dépassée par l'enthousiasme de chacune, Ellynn s'affaira à observer les changements qui s'étaient opérés en une seule nuit dans la Salle Commune. Des milliers de roses en cristal pendaient du plafond tandis que des plantes grimpantes recouvraient les tables et les arcades de la salle.
- J'espère que le professeur Harris ne va pas traîner son cours en longueur, dit Amaryllis en se servant d'un pain au chocolat et d'un bol de fruits. On aura besoin d'une bonne partie de l'après-midi pour se préparer.
Un immense buffet avait été préparé pour l'occasion et les élèves faisaient la file pour se servir. Ellynn, qui était occupée à reluquer un pain brioché au chocolat, entendit la voix de Philys qui jouait des coudes pour les rejoindre.
- Désolé pour mon retard, dit-il penaud quand il parvint enfin à leur hauteur. Je ne trouvais plus ma...
Il s'arrêta net dans sa phrase et fronça les sourcils.
- Tu n'as pas mis de robe ? demanda-t-il à Ellynn consterné.
- Non, répondit à sa place Amaryllis en lui jetant son énième regard désapprobateur, elle trouve ridicule tout le cancan qui est fait autour de cette journée.
Ellynn profita que Yannis passe entre eux pour attraper une des brioche et s'éloigner d'eux au pas de course. Elle entendit Philys la rappeler mais fit la sourde oreille et s'installa à la table de Carys où une conversation animée avait lieu.
- Tu crois vraiment qu'il va t'offrir une rose ? demanda Inès toute excitée à Loïs.
- Oui, répondit Loïs avec conviction en rejetant sa longue chevelure en arrière. Il m'a demandé si j'allais au bal avec quelqu'un.
- De qui parlez-vous ?
Trois paires d'yeux se tournèrent vers Amaryllis qui rejoignait leur table avec Philys.
- Emilius ! dit Inès à la place de son amie.
- Et peut-être Zacharias aussi, ajouta Loïs l'œil brillant. Mais ça, je n'en suis pas certaine. Et vous, s'empressa-t-elle de demander à Amaryllis et Ellynn, vous pensez recevoir une rose de qui ?
Amaryllis se figea. Ses mains se crispèrent sur son plateau et ses joues rougirent de manière alarmante. Elle bredouilla une réponse inintelligible et évita délibérément le regard inquisiteur de Philys qui semblait en un coup très intéressé par sa réponse.
- Moi, lança Ellynn d'une voix forte pour avoir l'attention de tout le monde et sortir son amie de l'embarras, je n'en aurai pas et ça m'est complètement égal.
Pendant un instant, personne ne parla, trop abasourdi par ce qu'Ellynn venait de dire. Inès clignait des yeux, la bouche grande ouverte, tandis que Loïs se tenait le front, comme si on lui avait annoncé une horrible nouvelle. Carys n'avait pas une expression fort différente et scrutait Ellynn pour voir si elle se moquait d'elles ou non.
Passé le moment de stupeur, les filles se lancèrent dans un débat animé, incapables de comprendre son manque d'enthousiasme pour cette journée si spéciale à leurs yeux. La stratégie d'Ellynn fonctionna à merveille et elles oublièrent la réponse d'Amaryllis.
Reconnaissante, Amaryllis lui fit un petit signe de tête puis but son thé pour reprendre contenance.
- Vous allez quand à la serre ? lança Loïs à l'autre bout de la table.
- Juste avant le cours d'Evans, répondit Philys la bouche pleine de spica aux épices sucrées.
Inès hocha vigoureusement de la tête, comme si c'était une information primordiale, puis se pencha vers Carys et Loïs pour continuer leur conversation animée. Philys les regarda d'un œil amusé, se retenant difficilement de rire.
Un peu en retrait face au tumulte de la journée, Ellynn s'amusa à observer les différentes tenues de chacun. Les filles dépassaient de loin les garçons avec leur apparence apprêtée. La plupart d'entre elles portait une robe de cérémonie, certaines – comme Loïs – allant jusqu'à se maquiller à outrance pour se démarquer de ses potentielles concurrentes.
Lorsque la cloche retentit, quelques cris d'excitation s'élevèrent dans la Salle Commune.
- Gardez-moi une place à côté de vous, leur lança Philys en se levant et en se pressant de rejoindre les autres qui quittaient déjà la salle.
Ce matin-là, le professeur Evans eut beaucoup de mal à obtenir l'attention de chacun. Personne n'avait la tête à écouter le chapitre sur Les Créatures abominables à venin meurtrier.
- Les scorpions à deux queues sont les plus mortels, expliqua le professeur Evans en leur montrant un modèle séché dans un bocal. Leur venin vous paralyse dans la minute et il n'existe aucun remède au jour d'aujourd'hui pour survivre à l'une de leur piqure. Comme vous pouvez le voir – elle fit passer le bocal entre les bancs – c'est la vésicule au bout de leur queue qui est chargée de venin. La vésicule bleue paralyse ses proies tandis que la noire injecte le venin mortel. Si on retire la vésicule mortelle, la piqure ne sera plus fatale mais les effets resteront toujours douloureux : paralysie partielle du corps, asphyxie, démangeaisons et pour les cas les plus graves - l'amputation.
Les élèves se passaient le pot de main en main sans vraiment faire attention à l'animal. Ellynn, contrairement aux autres, trouvait cela fascinant et approcha sa tête de l'animal pour bien voir les détails de ses queues quand elle l'eut dans les mains.
- Pour le prochain cours, vous me ferez...
La cloche pour indiquer la fin du cours sonna et l'interrompit. Plusieurs élèves, trop dissipés, rangèrent leurs affaires avant même que leur professeur ne leur en donne l'autorisation.
- Je ne doute pas un instant que vous ayez des choses plus intéressantes à faire que d'écouter les consignes de votre professeur, dit Evans d'un ton autoritaire, ses yeux lançant des éclairs aux élèves impolis, mais j'aimerais avoir votre attention encore une minute. Mr Pollius, rasseyez-vous immédiatement ou vous aurez la joie d'avoir une retenue en tête à tête avec moi ce soir ! le menaça Evans.
Karlos se rassit aussi rapidement qu'il s'était levé.
- Pour le prochain cours, reprit Evans d'un ton sec, vous me ferez une dissertation détaillée de la façon dont il faut utiliser le venin des arachnides pour soigner la morsure d'un scorpion à deux queues. Dissertation de mille mots !
La mine des élèves se décomposa et Ellynn pesta intérieurement devant la charge de travail supplémentaire qu'elle leur infligeait.
- Vieille gargouille frustrée, marmonna rageusement Philys entre ses dents dès qu'ils furent dans le couloir.
- Ne dis pas ça tout haut, l'avertit Amaryllis en jetant un coup d'œil par-dessus son épaule alors qu'ils montaient les marches pour rejoindre leur cours de navigation, un professeur pourrait t'entendre.
- M'en fous...
L'humeur de Philys déclina au fur et à mesure de la matinée. La quantité de travail ne cessait d'augmenter et tous avait l'impression qu'ils n'allaient jamais avoir suffisamment de temps pour boucler tous les devoirs et les leçons à temps.
Fort heureusement, le professeur Harris écourta sa leçon sur Les nœuds à connaître pour réparer une voile déchirée, permettant aux élèves de retrouver un peu de leur bonne humeur.
- Au moins, lui ne nous a pas mis de devoir supplémentaire, dit Philys alors qu'ils descendaient l'escalier de derrière pour aller se promener à l'extérieur.
Il était un peu avant midi et tous trois voulaient profiter du soleil dans la plaine. Le ciel bleu s'étendait jusqu'à l'horizon et il faisait anormalement chaud pour un jour de février.
Au bord du lac, dans l'une de ses innombrables petites criques qui le jonchait, quelques bancs étaient disponibles pour que les élèves puissent se prélasser. Ellynn, Amaryllis et Philys s'installèrent confortablement sur l'un deux et Ellynn soupira d'aise tandis que les rayons de soleil venaient caresser son visage.
- Ca fait du bien ! s'exclama Amaryllis en regardant un couple d'oiseau virevolter dans le ciel. On a de la chance avec le temps, c'est parfait pour un jour comme aujourd'hui.
Ellynn acquiesça et savoura la quiétude de l'endroit. Ce n'était pas tous les jours qu'ils avaient un peu de temps libre et elle voulait en profiter pour se ressourcer. Philys, par contre, était tout son opposé et ne tenait pas en place. Il se balançait sans cesse d'avant en arrière sur le banc.
- Tu vas nous refiler le mal de mer, rit Ellynn en lui mettant une main sur le genou pour le contraindre à arrêter.
Apparemment, Philys avait la bougeotte car quelques instant plus tard, n'y tenant plus, il se leva et se promena aux abords du lac. Par moment, il ramassait des galets et les faisait ricocher sur la surface de l'eau. Il était anormalement nerveux et jetait des regards discrets dans leur direction. Au bout d'une demi-heure, il revint vers elles, le visage décidé, et Ellynn réalisa soudainement la raison de sa nervosité.
- Je vais voir Gladius, dit précipitamment Ellynn en se levant.
- Hein ? Quoi ?! Pourquoi ? s'étonna Amaryllis qui mit une main devant ses yeux pour se protéger du soleil qui l'éblouissait. Il y a un problème ?
- Non, non, la rassura Ellynn en se mordant la lèvre et en se maudissant de ne pas avoir compris les signes plus tôt. Mais...
- Tu t'en vas ? dit à son tour Philys qui venait d'arriver dans son dos.
Il lui jeta un regard surpris. Embarrassée, Ellynn prétexta vouloir voir Gladius avant le bal et s'éclipsa sans demander son reste.
- Je t'attends dans la chambre ! lui cria Amaryllis alors qu'elle traversait déjà la plaine au pas de course.
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