New-Seattle, Quartier A.6, Quartier Général de l'Héxaédron, 2 mai 2314
Christale se réveilla sans se souvenir de s'être endormie. Elle était là, nue comme un ver, à même la terre tiède et légèrement humide. Green semblait vivant. Bien sûr les végétaux sont vivant, pensa-t-elle, mais ce n'était pas pareil. Il semblait posséder une volonté propre, comme un animal, comme un humain, mais en plus complexe et plus abouti.
Elle était impressionnée par cet arbre mais pas effrayée. Une partie lui semblait familière, mais elle tâcha de revenir à plus de rigueur intellectuelle. L'arbre était certes unique mais de là à le personnifier ... Et cet aspect familier était sûrement dû à l'odeur de pétrichor qui lui rappelait les mois d'août dans la cour des singes.
Elle passa un bras devant sa mince poitrine tout en retirant les bouts de terre accrochés sur ses jambes de l'autre main. Jonc était discret dans les branches mais elle l'avait entrevu. Elle fut bien plus gênée en entendant Saule s'étouffer quelques mètres derrière elle lorsqu'elle se leva.
— Euh ... ton lierre, bafouilla-t-il.
Elle pensa tristement à Ugo. Saule était bien plus timide que lui et Éthan réunis. Et même s'il avait une bonne tête de moins il restait dans la bonne moyenne en terme de taille. Elle se força à un sourire moqueur en lui prenant la bouture des mains. Il se retourna et se balança sur ses talons alors que sa nuque et ses oreilles tournaient au rouge vif.
L'adolescente fit deux fois le tour de Green avant de trouver un bon emplacement. Même en tentant de rester objective, c'était l'emplacement rêvé. Deux troncs épais — cèdre et platane, d'après elle — se serraient en laissant de minces interstices. Son lierre pourrait s'y engouffrer et grimper jusqu'au sommet sans dépendre intégralement ni de l'un ni de l'autre.
Elle gratta instinctivement la terre sans s'occuper de l'état de ses ongles. C'était son arbre au même titre que l'avait été son bonsaï. Elle ne voulait pas des outils d'un autre et la terre était assez meuble entre les épaisses racines croisées. Elle grimaça en sentant une racine plus fine se briser sous ses doigts et ralentit le rythme.
Lorsqu'elle put enfoncer ses deux poings dans le creux elle y déposa la bouture en caressant la tige et en murmurant des sons sans réelle cohérence. Elle remit la terre excavée autour de la fine tige en veillant à ne pas recouvrir les premières feuilles. Puis apposa le haut de la tige sur l'écorce du cèdre.
Elle se releva et oublia d'être surprise en voyant tous les verts face à elle.
— Nous avons réservé les bains. Je suppose que tu préfères te laver avant d'inaugurer ta cape, lui dit Acacia d'un ton presque doux.
— Enfin "sa" cape ...
— Chêne. C'est un grand moment pour elle, ne le ruine pas, le coupa Cerisier.
Cèdre semblait un peu plus pensive. Saule avait les yeux vissés sur ses pieds et Jonc la regardait sans vergogne ni concupiscence, comme lorsqu'elle était arrivée.
L'adolescente hocha simplement la tête et les suivis en espérant ne croiser personne dans les couloirs.
***
Une fois arrivés aux bains, les verts se mirent eux aussi dans le plus simple appareil. Christale tenta de contenir sa gêne mais ne pu se retenir d'observer les autres à la sauvette.
Chêne avait la peau ridé d'un septuagénaire mais on pouvait deviner les muscles fins et noueux qui se dessinaient presque. Acacia était plus proche de l'idée que se faisait l'adolescente se faisait des personnes âgées : la poitrine molle et tombante, des bourrelets et une peau parcourue de varices même si elle était plutôt mince dans l'ensemble.
Quand elle croisa le regard de Cèdre, elles purent lire le malaise pudique de l'autre mais aussi la sympathie mêlée de compassion. Son corps noir semblait comme délavé par endroit et, si elle avait semblé enveloppée aux premiers abords, l'effet était nettement atténué à présent. La trentenaire était surtout musclée même si une couche assez homogène de gras gâchait l'effet. Kris' entraperçut qu'elle ne se teignait pas que les cheveux.
Saule s'était prestement jeté à l'eau et faisait montre d'une aisance pour l'apnée semblable à celle d'Éthan. Sans surprise, Jonc était presque maigre mais doté de muscles noueux dessinés avec une précision proche de l'art.
Enfin, elle s'autorisa à regarder Cerisier. Sans réelle surprise, elle vit une colonie de taches de son qui remontait du bord des aréoles jusqu'aux joues et rampait le long de ses bras pour s'accumuler à nouveau sur le dos de ses mains. Par contre son dos était trop parcouru de tissus cicatriciels pour distinguer quoique ce soit. Pour quelqu'un de son âge, elle gardait une peau d'une élasticité très belle à voir. Christale s'arracha à ses pensées et se glissa dans l'eau tout en ignorant Saule qui lorgnait avec une discrétion des plus maladroites.
Jonc glissait dans l'eau dans un crawl lent mais sans accroc ; Chêne s'était éloigné pour faire quelques longueurs ; Acacia s'était mise dans un plus petit bassin, visiblement d'eau chaude, où elle somnolait ; Cerisier se chargeait de laver le dos de son fils. Christale se retrouva donc seule avec Cèdre, dans un silence gêné.
— Tu ... ça fait longtemps que tu es ici, tenta la plus jeune.
— Dans l'Héxaédron ? Trois ans et quelques jours, avant toi, j'étais la dernière arrivée.
— Et à New-Seattle ?
— Comment ça ?
— Et bien, tu as un accent du Sud, je me suis dit que tu venais sûrement d'Amplacidade, non ?
Un sourire ce dessina sur le visage sombre.
— Mon accent ou ma couleur de peau ? Tu peux le dire, ça ne me gêne pas. Je suis née là-bas mais ma mère m'a emmenée dans les banlieues Sud alors que je n'avais que deux ans.
Christale esquissa un sourire.
— Désolée, des peaux aussi sombres, je n'en avais pas encore vu en dehors de nos fournisseurs de vin du Sud.
Elles continuèrent de discuter de tout et de rien jusqu'à ce que Chêne annonce le retour aux quartiers. L'adolescente enfila sa cape avec une fierté inattendue.
***
Christale s'était vue attribuer une alcôve dans un couloir rocheux comme les autres membres. Un rideau élimé servait de seule barrière pour être tranquille. Sur le fin matelas posé à même le sol trônait son petit sac. Elle s'empressa de vérifier que le désordre de ses affaires était intact. Rassurée, elle cacha par réflexe ses armes.
Une anfractuosité derrière son couchage se prêta assez bien à deux de ses MG, une autre à côté de l'entrée permit de glisser le troisième et le ceinturon. Elle voulut, par dépit, cacher le dernier sous son oreiller.
En le soulevant, elle révéla une lettre scellée par Blue. Elle soupira en brisant le sceau sans s'étonner que Blue ait su quelle serait sa chambre.
L'adolescente retint un hoquet de surprise dès qu'elle entrevit l'écriture soignée. Les points sur les i légèrement bavés qui gâchaient le style, c'était le Gibbon. Le sceau au bas du message aurait pu être contrefait, pas l'écriture. Elle s'assit en tailleur sur sa couche et se mit à lire en décodant mentalement le message visant à brouiller les pistes.
"Je suis heureux de te savoir en vie et à l'abri. La situation est tendue mais pour l'instant la Couleuvre ne semble pas prête. Je crois qu'il a peur de perdre de vue si les hostilités démarrent.
On m'a dit que tu souhaites me voir mais pas si tu es déjà disponible. Je te propose le 3 mai en fin de journée à l'ancien entrepôt Sud. J'y passerai pour un inventaire de toute manière, mais je serais ravi de t'y voir."
La signature était un peu assombrie. Christale chassa le reste d'une larme de sa joue. Minuit devait être proche, elle ne devait pas tarder. Elle ouvrit le rideau et jeta un coup d'œil conspirateur. Elle commençait très mal mais sa plante aurait dû mettre la puce à l'oreille de plus d'un membre.
Elle prit le temps d'une pause pour s'assurer qu'elle n'agissait pas sur un coup de tête. Ça ne lui changea pas les idées.