Le Voyageur
La salle décrépie de l'auberge était emplie de monde. La vieille taverne exhalait toujours cette odeur de vieux bois mêlé aux nauséabonds effluves d'huile de Likei, consumée dans les lampes branlantes pendues au plafond. Il était rare de la voir ainsi pleine, si bien que le patron, un gros bonhomme au visage violacé luisant de sueur, était à bout de souffle. Heureusement pour lui, la plupart de ses occupants étaient de jeunes curieux biens incapables de payer la moindre consommation. Yike, son épouse, chassait les jeunes importuns, menaçant les gamins de son balai usé.
A une autre table, des clients ennivrés chantaient de cru refrains au sujet des soeurs impériales. Compaisons douteuses et désobligeantes métaphores étaient au chapitre, mais nul ne s'en offusquait.
Malgré l'insupportable chaleur, dans l'âtre brûlaient trois vénérables bûches. Pendue au-dessus, une vasque en bronze remplie de tranches de viandes crues et de divers légumes.
Liu se pencha au-dessus de sa bière de Sangson. Il tenait là une place de choix, tout près du voyageur qui enchaînait ses histoires, de plus en plus loquace à mesure que sa choppe se vidait.
— ...'Fin, vous voyez, 'pas la joie... Mais attendez, 'vous ait pas tout dit !
Il avala une impressionante lampée de bière, le liquide dégoulina dans son épaisse barbe emmêlée. Derrière eux, un autre groupe entonna une chanson à l'honneur du nouvel empereur. D'autres verres et choppes s'entrechoquèrent joyeusement.
— Vous savez c'qui se passe dans le Tamath ?
Bien évidemment, chacun des gamins secoua la tête. Il parlait d'une terre dont la moitié seulement connaissait l'existence, et se trouvaient tellement loin que même ceux qui savaient ne s'y projetaient jamais. C'était un autre monde à leurs yeux.
Une table derrière eux, les clients frappèrent la table comme un tambours tandis que les chants saoulards s'emportaient au rythme des coups, rires et applaudissements. Le voyageur haussa le ton.
— ...Eh beh j'savais pas non plus avant cette mission. 'Savez, traverser les terres de ces barbares, là, nomades, c'est déjà pas un moment de plaisir ! C'bon général Tojani aura bien du mal à en finir avec eux, l'imagine même pas...
Il s'éclaircit la gorge, fixant un instant le liquide ambré frémissant au fond de sa choppe.
— Quoi que j'crois que ce Huji n'est plus le bienv'nu dans ces plaines. 'Sais pas c'qu'il à fait, mais l'aiment pas... Tenez ! L'autre jour, j'ai à peine évoqué son nom qu'ils ont voulu m'pendre. Z'ont pas trouvé d'arbres. Il ne fait pas bon d'aller à Thamaris en c'moment, croyez moi !
Le bougre se gratta la barbe, perdu dans ses paroles ;
— Enfin, 'sais plus bin ou je voulais en v'nir, mais y s'battent pas mal entre eux, ces gars-là... Ah, oui, au nord des montagnes... Enfin, j'vous ait pas dit mais, z'ont de belles pépites dans l'Tamath. Une belle richesse, et beaux trucs aussi... Pardonnez-moi, m'égare.
Pris de soif, il s'empara de sa choppe et vida le liquide restant d'une traite. Liu jeta un regard furtif vers la porte. Alors que Yike jetaient une bande de gamins à la rue, elle ne pouvait les voir entrer à nouveau par la fenêtre entrouverte près de l'âtre crépitant. Cependant, pas une trace de Meidosha. Liu soupira puis avala une lichée à son bock.
— Enfin, j'étais sur un coup vers les royaumes de l'ouest...
Il tendit sa choppe vide en direction du patron éreinté, et lui confia une demi-douzaine de perles au reflet tremblotant. Le tavernier lui en rendit deux avant de tourner les talons.
— D'habitude, je traite sans trop d'problèmes avec les tamakjik, ils échangent leurs fourrures et l'or de leurs pillages contre mes étoffes et bijoux... Merci gars !
Il s'empara de sa choppe remplie une énième fois.
— L'est bonne votre boisson ! M'rappelle les liqueurs de Weiso... M'enfin c'est tout proche...
Il avala une lampée appréciable du liquide doré.
— Enfin, je m'égare, j'vous disais, ... Ah, oui, le Tamath. Ces gars, ils y a quelque chose qui les terrifie. Ça vient du nord, j'en suis certain, j'ai jamais vu autant de clans rassemblés si loin au sud. Ils parlent de quelque chose, par là-bas... J'sais pas c'que ça peut être, mais je préfère pas imaginer. Si quelque chose peut effrayer une horde de tamakjiks, je suis heureux que ce soit si loin...
Liu sursauta, recrachant sa gorgée de Sangson sur le bois de la table. Yike lui adressa un regard assassin. Une main répugnante de saleté aggrippait son poignet. Meidosha ! Yike n'eut pas le temps de la voir approcher, une demi-douzaine de gamins, subrepticement survenus de l'assemblé requerrait son attention presque aussitôt. Furieuse, elle leva son balai au-dessus de sa tête pour chasser les gosses.
— Enfin ! Je pensais que tu ne viendrais plus !
— Hem, Jiangli voulait préparer du thé pour ton père, et elle a mis un peu de temps à préparer l'infusion... Elle est d'une méfiance en ce moment... !
— Cette vieille corneille...
— Je t'interdis d'insulter Jiangli, gronda Meidosha, menaçante.
Liu se ravisa, comme si de rien était, il reprit ;
— Bah, pas grave, installe-toi et reste discrète. Et tes côtes ?
La jeune fille grimaça pour toute réponse. Elle tira une chaise sous elle et s'assit silencieusement.
— Au fait, fit-elle en penchant sa tête vers Liu, il se passe quoi au village ? Y a pas beaucoup de nouvelles qui viennent jusqu'à mon lit.
— Les barbares n'ont pas encore mis à sac le clan, c'est plutôt une bonne nouvelle.
Il rit doucement tout en jetant des regards de tous côtés.
— Messire Hidoka s'est enfin décidé à faire dresser un poste de guet près des accès nord. Les paysans travaillent dessus depuis une semaine. Un gars du poste de guet est venu au château. Vu son allure, il ne devait pas apporter de bonnes nouvelles, quant à savoir lesquelles... Le seigneur n'a pas même voulu en parler à père... !
Meidosha hocha la tête. Elle désigna le voyageur d'un mouvement de tête ;
— J'ai loupé quoi ?
— A la fois beaucoup et pas grand-chose, il radote un peu... Et si j'avais bu ne serais-ce qu'un quart de gorgée à chaque verre qu'il a avalé, je serais déjà mort saoûl ! C'est un tonneau ce gars !
La jeune fille baissa la tête, s'empara de la chope de son compagnon et y trempa les lèvres. Le goût lui plut, elle y plongea jusqu'au nez.
— ...'sont bien braves, vous savez ? Bon, trêve de digressions, mais z'avez pas idée, ça va être dur d'vous raconter ça, c'tait quelque chose.
Il ingurgita plusieurs lampée, probablement sa manière de se donner du courage.
— Bon, j'vous raconte. Le Tamath, c'est une immense plaine, enfin, celles que vous mettez des mois à traverser de long en large.
Il "mima" la plaine à coup de grands renforts malhabiles. Liu écarta sa bière pour éviter les dégâts et Meidosha esquiva de justesse un coup de choppe en plein visage.
— Et d'un coup (Il eut un mouvement brutal.) Y a de très hautes montagnes... Enfin, 'voyez ce que je veux dire, c'est très haut, immense... Bien plus qu'ici dans le Lao Pian.
Cette fois, l'assemblée exprima sa curiosité par foules de questions. La tortueuse machine de l'imagination collective était lancée. On parlait de montagne élevées jusqu'au ciel, aux étoiles, aux divinités même... !
— Par-là, les plaines étaient blanches de neiges...
— De la neige ! s'exclamèrent plusieurs gamins, soudain surgits de dessous la table.
Meidosha sursauta en voyant la petite tête souriante surgir d'au-dessous d'elle. Une grosse voix fit sursauter toute la clientèle ;
— AH, VOUS ETIEZ LA !
Yike fit volte-face et se précipita vers eux. Riant aux éclat, les gamins disparurent de nouveau.
— Eh oui, de la neige... C'est pas normal aussitôt dans l'année, et c'est jamais bon signe. En fait, c'est pas normal tout court dans ces terres-là, je n'en avais jamais vu avant. Je pense que c'est lié à cette migration barbare. D'ailleurs, les cavaliers qui en revenaient tout juste n'avaient que ces mots à la bouche : «La tempête arrive. ». Ou un truc dans c'goût là. 'Sais pas ce qu'ils entendent par-là, mais je crois que c'est du sérieux.
Amer, il but une nouvelle rasade de bière. Liu l'imita, puis tendit sa choppe à l'adresse de la jeune fille.
— Et il y a eu cette femme.
Il l'évoqua d'un ton plus grave, ses pupilles s'éteignirent un court instant.
— Elle est venue couverte de peaux d'aurochs et de gazen. Seule. Oh, jamais vu une femme pareille, elle avait le teint de l'empire, mais les airs et la force de celles qui ont grandi dans les steppes.
Il s'interrompit pour ingérer une énième gorgée.
— Je la revoie encore telle qu'elle était, affirma le voyageur, sa voix redevenue sobre, soudain teintée de mélancolie. Tous l'écoutaient, elle parlait dans la langue ancienne des plaines. Pas un mot que j'puisse comprendre mais... Elle les guidait toujours plus vers le sud. Ils l'acclamaient et frappaient leurs boucliers de leurs lames. Jamais vu telle ovation. Et là... Ils se sont mis à tuer des étrangers. Des démons, fous de colère ! C'est là où je me suis décidé à partir. Ils ne m'ont pas poursuivi, mais toujours cette pensée m'obsédait.
Il poursuivit à voix basse, penchée au-dessus de la table ;
— Elle arrive.
Meidosha frissonna, cette voix lui sembla étrange, ce n'était plus celle du voyageur jovial et saoul, mais le ton froid d'un être déterminé au pire. Et pire encore, la sincérité de son regard. La jeune fille ne devinait que vérité dans ses yeux noirs.
Soudain, une volée d'enfants filèrent entre les tables.
— Que j'vous revoie pas ici, hurla Yike, démente.
Meidosha sentit le balai voler tout près d'elle, ses cheveux voletèrent dans le courant d'air. Elle pencha la tête pour éviter le retour du coup.
— Si tu crois que j't'ai pas vu !
La jeune fille sursauta et se courba brutalement contre la table, son menton se heurta à la chope de Liu. Elle pesta, maudit les esprits puis lança un regard fugitif en direction de la femme, qui, furieuse, balayait brutalement l'air devant elle. Des brindilles voletèrent sur son passage.
— Quel mauvais esprit la possède ? s'exclama Liu en se retournant.
Les gamins avaient changés de stratégie et se dispersaient tel un troupeau de gibier coursé par un terrible prédateur. Le balai foudroyait le plancher, impuissant.
— Cette femme ? s'enquit l'un des soiffards, impatient.
— Qui d'autre ? rétorqua un autre, rendu agressif par l'alcool.
— Pas si fort, marmonna le voyageur.
Son visage violacé et boursouflé contredisait ses manières à présent sobres et graves ;
— La guerre. La tempête... Elle est...
Sa phrase ne trouva pas fin. Sa main enserra son front avec vigueur. Plusieurs saoulards se penchèrent plus en avant pour le presser. Hélas, le pauvre homme n'était plus qu'un misérable bougre dépassé par l'alcool et ses souvenirs douloureux. Il avala quelques lampées de son breuvage ambré, puis son regard se promena de personnes en personnes, sans un mot.
Les plus ivrognes reprirent leurs conversations, bien trop fort, suivis par les autres, jusqu'à ce que le plus joyeux vacarme domine à nouveau l'étouffante taverne.
Mais le voyageur ne cessa son manège, ses pupilles bondissaient sans trêve d'un à l'autre des soiffard, jusqu'à Liu. Jusqu'à Meidosha.
Là, sa course cessa, il resta figé, tourmenté ;
— Lui...
La jeune fille secoua la tête. Avait-elle mal entendue ? Etais-ce bien à elle qu'il s'adressait ? Rares étaient ceux qui avaient entendu ce mot. Pourtant, le voyageur poursuivit, lointain ;
— Ces yeux...
— Moi ? demanda Meidosha, une main sur la poitrine.
— Lui, répéta l'homme. C'était lui... Ces yeux...
Il secoua la tête pour chasser de vieux démons ;
— Pardonnes-moi, se reprit-il, soudain vieillit. Tout cela fait si longtemps.
— Tout quoi ? pressa la jeune fille, agacée. Qui « Lui » ?
— Lui, répéta encore le voyageur.
Liu tira contre son bras, les sourcils froncés ;
— Arrête ! Tu vois bien qu'il n'est qu'un...
— Ivrogne, acheva le voyageur.
D'un ample mouvement du bras, parfaitement contrôlé, il renversa sa choppe. Elle roula quelques instants contre la table en déversant son contenu dans les rides du bois. Il freina net sa course précisément au moment où elle allait s'écraser contre le plancher ;
— Plus maintenant. Voilà bien longtemps, pardonnes-moi, mais ces yeux, il me fallait les croiser à nouveau.
L'homme leva un bras tremblant, son regard noyé dans les immenses pupilles de la jeune fille.
— Le seigneur de Kojo... Qu'il me pardonne pour tout ce qui s'est passé.
Effectivement, il était complètement saoul, si bien que ses pensées se succédaient sans liens les unes aux autres, portées par sa voix désarticulée.
— Vous avez connu le seigneur des Kojo ? sursauta Meidosha, surprise.
— Ce n'est qu'une histoire de gosse, la raisonna Liu, sans succès.
— Qui vous a dit ça, s'emporta le voyageur, avant de se calmer aussi sec. Oui, il a laissé nombre de légendes, mais cet homme à bien foulé les terres de l'est. Ça... Un homme de courage, un homme que tous croyaient immortel ! Il portait avec foi l'étendard de ses convictions, et ce contre tous. C'est ce qui l'a perdu. 'Sale histoire.
Cela devait faire trop longtemps que son gosier demeurait sec puisque l'homme récupéra sa choppe renversé et en avala les dernières gouttes avant debrutalement la frapper contre la table.
Cependant, son histoire captivait Meidosha. Elle fixait le voyageur avec des yeux ronds, mue d'intérêt pour chaque mot. Liu soupira avant d'achever sa propre bière.
— Comment il est mort ?
— Ça, gamine, une sale histoire, je te l'ai dit. La Relique... Une trahison... J'étais pas là ce soir-là, mais vous savez, c'genre d'histoires, ça recommence sans cesse. Depuis la chute des Biao, chaque seigneur lorgne avec intérêt l'trône impérial. 'le laisseront pas se couvrir de poussière, croyez-moi. Et avec deux femmes... La guerre va revenir, et ça sera pas joyeux, 'voyez. 'Pourrez pas toujours compter sur l'seigneur Hoku pour vous protéger.
— Je crois qu'il va être temps de partir, souffla Liu.
Meidosha acquiesça de mauvaise grâce. Il avait raison, la nuit était tombée et les gamins, épuisés, s'étaient repliés en désordre, incapable de lutter plus longtemps contre la propriétaire. Celle-ci, satisfaite, suintant de sueur, traquait les dernières poches de résistances planquées sous les tables et dans les recoins de la salle. La voix du voyageur résonnait encore en échos dans la taverne. Il avait repris de l'entrain, sa choppe de nouveau pleine.
— 'Vous ait pas parlé d'la relique ? Si ! La relique de jade !
Hey ! (ça vaudra un bonjour !)
Cette partie est un peu longue, je sais... Un peu moins de 2500 mots tout de même, tout ça pour un type complêtement torché ! Néanmois, j'aime beaucoup ce passage et j'aimerais savoir ce que vous en pensez !
voila tout !