L'agitation de la ville l'entoura d'un seul coup, surstimulant tous ses sens. Elle dut plisser immédiatement les yeux à cause du Soleil étincelant qui se reflétait sur les bâtiments alentour et l'eau. La cacophonie générale lui secoua les oreilles. D'abord les cris des marins qui chargeaient et déchargeaient les marchandises des bateaux, elle capta également le tumulte qui régnait plus loin dans la ville. Les odeurs se mélangeaient, discernant en majorité celle du poisson, avec des subtilités d'humidité liée à l'eau, mais aussi de la chaleur, plus étouffante que jamais. L'astre diurne semblait s'acharner sur sa peau jusqu'à la faire fondre complètement.
Ries l'interpella pour l'aider avec Gereg. Maintenant que son propre corps redevenait opérationnel, elle se dépêcha de rejoindre ses compagnons de voyage. L'état du chasseur de prime était au plus bas, il fallait se presser. Une fois descendus du navire, ils se mirent un peu à l'écart du chemin, composé uniquement de planche de bois.
- Et maintenant ? demanda Yona en élevant la voix pour couvrir le bruit ambiant. Tu connais quelqu'un qui pourrait nous aider ?
– Pas vraiment, admit le marchand. Mais je sais où chercher.
– Une auberge ? tenta-t-elle de deviner.
– Non, au palais royal !
– Quoi ? s'étrangla Yona.
Ries rigola à gorge déployée et l'entraîna dans la ville, tandis qu'elle soutenait Gereg.
L'ancienne habitante de Verlore suivit son employeur. Le sol passa du bois du port aux pavés étonnamment blanc lorsqu'ils arrivèrent dans les rues. La cité la subjugua. Elle n'avait jamais rien vu de pareil. Tout d'abord, l'intégralité des bâtiments était blanche et lisse. Les différences se faisaient dans le détail, à base de moulures et de sculptures. Elle passait devant le coin d'un mur creusé pour représenter des formes géométriques abstraites. Un peu plus loin, c'est un pan du mur entier qui avait été modifié pour imaginer des plantes grimpantes ainsi que des feuilles.
Elle jetait régulièrement des coups d'œil à Ries, afin de ne pas le perdre. Ce dernier allait bien plus vite qu'elle et Gereg dans une foule aussi dense. Lors de son passage à Koud, elle se rappelait avoir dû jouer des coudes par moments pour avancer. Ici, il fallait carrément s'arrêter, le temps qu'une partie des gens s'évacue. D'ailleurs, le blanc et le noir semblaient bannis de leurs vêtements.
Ils portaient tous des ensembles plus lumineux les uns que les autres. Yona observait une marée de couleurs vives bouger, allant d'un bleu ciel au jaune le plus étincelant, qui contrastait merveilleusement bien avec leur teint de peau pour la plupart très foncé. Une femme passa dans une robe vert clair striée de bandes marron, dévoilant par deux fentes une partie de ses trapèzes. Un homme la doubla sur sa gauche dans une tunique uniformément rouge, élégamment fendu au niveau de la taille, montrant là aussi quelques pouces de peau. La mode ici semblait très différente de tout ce qu'elle avait pu observer, et encore, elle n'avait pas le temps de s'attarder en détail, par peur de perdre son guide. Sa robe épaisse plus pratique qu'esthétique contrastait tellement avec tout ce qu'elle voyait, que le rouge lui monta aux joues.
Elle se força à penser à autre chose, et quand elle aperçut que Ries l'attendait au bout d'une rue, sa curiosité s'éveilla.
Jusqu'à maintenant, elle n'avait pas pu le voir. En effet, le port était un peu dégagé, mais elle s'était rapidement engouffrée dans une ruelle afin de suivre son employeur. Ses yeux s'étaient baladés dans tous les sens, mais n'avaient en aucun cas pu avoir une vision plus globale de la cité.
Première singularité, la ville reposait sur du sable ! Du moins, c'est ce qu'elle conclut. En effet, c'était la première fois qu'elle en voyait, mais d'après les livres qu'elle avait lus et les récits de son père, ça ne pouvait être que ça.
Mais surtout, ce qui choqua Yona fut que la ville formait un tout, constitué de dizaines de petites îles. Les grains de sable formaient des collines un peu partout autour d'elle, sur lesquelles les habitants avaient construit toujours dans cette matière blanche. De l'eau circulait entre les îles. Une eau si claire, presque transparente, qui donnait encore plus de lumière à la cité. Yona observa que pour se déplacer sur une île, il fallait parfois d'ailleurs se mouiller les pieds. C'est à ce moment-là qu'elle réalisa qu'aucun habitant qu'elle avait croisé ne portait de chaussures. N'avaient-ils pas mal ?
Mais la plupart du temps, les îles étaient trop espacées, et il fallait trouver un autre moyen. Un ensemble de ponts semblait parcourir la ville, mais des bateaux y circulaient aussi librement à certains endroits.
Ries la sortie de sa contemplation pour continuer. Ils traversèrent un petit pont, et juste après gagnèrent sur sa droite un ponton. Le marchand s'approcha rapidement d'un homme sur une barque étonnamment longue, d'une couleur jaune à l'extérieur et bois naturelle à l'intérieur.
– Bien le bonjour noble turder, combien pour aller sur l'îlot royal ?
L'inconnu à la peau noire et au crâne rasé regarda Ries de haut en bas, puis Yona et Gereg. Il revint ensuite vers Ries.
– Deux pièces d'argent, lâcha-t-il en mâchant ses mots.
- Parfait ! s'exclama le marchand.
Tous les trois montèrent à bord — qui pour le coup ne donnait pas trop envie de vomir à Yona —, et ils avancèrent au rythme constant de l'étrange longue rame que possédait leur capitaine.
D'abord entre deux îlots, ils en sortirent rapidement pour gagner une voie navigable plus large. De nombreux panneaux bordaient les côtés, et certains affichages flottaient même au-dessus de l'eau, maintenus en l'air par une corde tendue entre deux bâtiments. Tout cela semblait codifié, et demandait de solides connaissances. Mais surtout, il fallait avoir de bons réflexes et une prise de décision rapide. Yona ne compta plus le nombre de fois où leur capitaine esquiva un autre turder, ou un navire plus gros qui aurait pu les faire couler au moindre choque. La coque racla tout de même plusieurs fois, non sans faire peur à la bûcheronne. L'espace où ils évoluaient s'élargit encore plus, se transformant presque en lac. D'ici, la garde du corps pouvait voir de nombreux canaux ainsi que les îles parmi les plus grandes. L'activité y était très présente, que ça soit sur terre ou sur mer. Les cris des marins répondaient presque à ceux des marchands sur la terre ferme, passant de la vente de leurs produits aux jurons contre d'autres usagers de la mer.
Presque la seule embarcation, la barque se dirigea vers l'est, et s'engagea dans une voie large pourtant presque vide. Yona ne se posa pas longtemps la question du pourquoi. Dès à présent, avec un Soleil au milieu de sa descente, elle pouvait apercevoir le majestueux palais royal de Liggewig.
Bien différent de celui qu'elle avait vu à Koud, ce palais semblait plus... organique. En effet, plusieurs parties du château étaient visibles, comme si elles avaient collé au fur et à mesure de sa construction. Elle avait l'impression que la première version s'était avérée trop petite, et qu'ils avaient rajouté une aile après l'autre au fil des années et des nécessités. Il était aussi moins militaire que celui de la capitale du nord. Alors qu'à Koud, tours et murailles formaient l'aspect extérieur de la bâtisse, d'ici, Yona ne voyait aucune défense. Elle observait de nombreux balcons et terrasses. Blanc comme les autres bâtiments de la ville, il possédait en plus des ornements dorés un peu partout, lui donnant une allure plus régalienne, digne des personnes qu'il abritait.
Alors que le groupe se rapprochait, le canal dévia légèrement sur la droite, pour ensuite s'approcher du bâtiment en arc de cercle. Cela permettait de fluidifier le trafic. Au centre de cet arc de cercle se tenait une surface immergée assez petite, où trois gardes prenaient place. Le premier, à l'aide d'une longue vue, observait en direction du centre-ville. Le deuxième faisait plus acte de présence avec sa grosse hallebarde, se contentant de mal regarder toutes les personnes qui approchaient. Enfin, le dernier tenait une plume ainsi qu'une planche de bois, sur laquelle reposait un morceau de parchemin.
Quand il eut fini avec le bateau d'avant, il se tourna vers eux.
– Noms et sujet de votre visite, lança-t-il d'un tas monotone.
Ries prit évidemment la parole, forçant le côté magistral avec des mouvements de mains inutiles.
– Je me prénomme Ries, marchand itinérant. Voici ma garde du corps, Yona Al-Teming, ainsi que notre autre compagnon de voyage, Gereg. J'ai affaire avec la famille royale.
– Mais et G... interpella Yona, avant de se faire couper d'un regard par Ries.
Le soldat nota les informations, puis releva la tête.
– Vous pouvez aller faire la queue, lâcha-t-il, déjà tourné vers le prochain groupe d'arrivant.
Ries bondit hors de la barque, et se retourna vers Yona.
– Le temps presse pour lui, dit-il en pointant du menton Gereg. Je sais comment nous faire recevoir en tant qu'invité au palais. Essaye de le mettre à l'ombre, je reviens le plus vite possible.
Et avant même que Yona ne se soit levée, il partit d'un pas rapide mais maîtrisé vers l'enceinte du château. L'entrée de l'édifice était ovale, avec une grille maintenue en l'air, avec deux gardes de chaque côté, eux aussi équipés de hallebarde. Une dizaine de personnes attendaient patiemment le droit de rentrer, conversant à un membre du palais dans une petite cabane en bois. Le marchand coupa la file, se fit arrêter par deux gardes. Il parla successivement à la personne dans la cabane et aux gardes, si Yona s'en fiait à son regard qui jongler entre les trois soldats. Après coup, les gardes discutèrent rapidement entre eux, avant que l'un d'eux l'escorte à l'intérieur. La bûcheronne n'en revenait pas. Cet homme avait-il des limites ?
Quoi qu'il en soit, elle aida Gereg — à bout de force et haletant — à se mettre à l'ombre du bâtiment, et l'assit le plus délicatement possible. Puis elle attendit.
Ries patientait dans une petite pièce assez confortable. Après avoir répété à deux personnes différentes qu'il souhaitait s'entretenir avec le secrétaire général pour un sujet important, on lui avait finalement dit qu'on allait le chercher. Il le savait très occupé, et il ne pouvait malheureusement pas révéler la cause de sa venue à n'importe quelle personne.
Un homme de sa taille entra enfin. Sa tenue tirée à quatre épingles reflétait bien sa posture rigide.
– Taris, secrétaire général du palais. Qui le demande ?
Dans son ton, Ries sentait qu'il n'avait pas que ça à faire. Sûrement pressé par au moins six autres sujets — il savait comment ça se passait dans ce genre d'endroit —, un inconnu voulant discuter avec lui et lui seul était forcément louche, et à priori une perte de temps d'après ce qu'il en pensait.
– Je me présente, Ries, marchand itinérant.
Lorsque Ries continua sa tirade, Taris écarquilla les yeux. Il ouvrit la porte avec précipitation, et appela son assistante.
– Annulez tous mes rendez-vous du reste de la journée, lança-t-il dans un débit des plus rapide.
– Mais monsieur, rétorqua la femme, et la famille...
- Ça n'a pas d'importance ! s'écria-t-il. Annule, c'est tout. Mais avant, amène ce monsieur dans l'antichambre de la salle du trône, il faut que j'aille prévenir ses altesses.
Le secrétaire général partit en trombe, à deux doigts de se mettre à courir dans les couloirs.
Le Soleil commençait à se cacher derrière l'horizon, Yona attendait toujours dehors. Le cas de Gereg avait alerté les gardes, qui avaient eu la gentillesse de leur passer une outre d'eau pour le désaltérer. Mais la bûcheronne envisageait sérieusement à aller chercher une auberge. Au moins Gereg serait dans un lit confortablement. Elle pourrait ensuite aller trouver des herbes, ou quelqu'un qui pourrait lui venir en aide.
Elle se leva et s'étira. Cela faisait bien deux heures qu'ils patientaient, sans aucune nouvelle du marchand. Mais si elle attendait trop, les auberges accepteraient-elles encore des clients ? Yona n'en était pas sûre, et ça l'angoissait. Elle regarda de nouveau son compagnon. Les yeux creusés de fatigue, il somnolait depuis près d'une heure. Il se réveillait quelques instants parfois, avant d'aussitôt se rendormir. Son teint était d'un blanc effrayant, sa respiration bien trop rapide, et sa transpiration trop importante. Alors qu'elle allait l'éponger une nouvelle fois, elle capta du mouvement au niveau de l'entrée.
Un groupe d'une dizaine de personnes, un mélange de gardes et de servants, se précipita sur Gereg et elle. Quatre soldats costauds mirent Gereg dans une toile tendue par deux longs tubes de bois. Ils en prirent les extrémités, et repartirent sans attendre à l'intérieur, dirigés par trois servantes. Yona voulut s'interposer évidemment, mais fut stoppée un garde et deux servantes. L'une des femmes lui expliqua la situation.
– Pas d'inquiétude ma dame, vous êtes des invités royaux. Nos meilleurs médecins vont s'occuper de lui.
Ma dame ? Invités royaux ? s'étonna Yona.
– Je reste avec lui !
Elle se dégagea de force du groupe qui l'encerclait — à la surprise générale qu'elle y parvienne — et rattrapa rapidement l'escorte de Gereg. Ensemble, ils s'enfoncèrent dans le palais.