Scènes

By Tristan_Howl

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"Il avait lui aussi connu ce terrible effroi qui pousse à détruire cette première vie, espérant que sa solitu... More

0.0 - Prologue
MOUVEMENT 1
1.1
1.2
1.3
1.4
1.5
1.6
1.7
1.8
1.9
1.10
MOUVEMENT 2
2.1
2.2
2.3
2.4
2.5
2.6
2.7
2.8
MOUVEMENT 3
3.1
3.2
3.4
3.5
3.6
3.7
3.8
3.9
3.10
Mouvement 4
4.0
4.1
4.2
4.3
4.4
4.5
4.6
ÉPILOGUE

3.3

22 4 0
By Tristan_Howl


3.3


Au cœur du mois de février nous jouâmes notre premier concert hors des murs de la vieille usine, à l'occasion de l'ouverture d'un bar nommé Mogador. Les courants d'air de Ludz et sa région ouvraient et refermaient des cafés tous les dix mois, c'était leur façon de se dépêtrer dans la crise, dans la vie. Andreas abolissait la distance des curieux comme un roi. Nous retrouvions l'ambiance des concerts de Carlieux, avec un public intrigué mais pas forcément conquis. À ce jeu de séduction, il était le meilleur. Il guida la voix presque nue de Lillie, feutrée, très chaude. Plus que ses mots, le son de sa voix s'éclatait en feux follets dans les verres, avalés par les clients dont les yeux se décidaient timidement à briller, les doigts à danser sur les tables, puis les pieds sur le sol. Je me rendis compte au bout d'un moment que le silence s'était fait.

Pendant tout le printemps, la beauté d'Andreas faucha partout les regards avant que sa musique ne dévaste les cœurs. C'était à la fois un atout et un préjudice, cette belle gueule inoubliable qui rassemblait les jeunes filles, faisait grimacer les garçons et rappelait les fans du groupe de Cassandra et Elena. Sa puissance finissait par tous les désarmer. Des langueurs industrielles ou des rêves froids, mes grincements ambigus suscitaient le frémissement, Lillie faisait éclore des larmes d'extase au coin des yeux, venues d'un battement de cœur insoupçonné.

Nous découvrîmes ce que signifiait vraiment tourner : monter le matériel, soupirer après Andreas et ses mille et un instruments, discuter du cachet dîner, si c'était offert, ou grignoter. Vendre quelques CD et distribuer une foule d'autocollants. Il arriva que nous échangions un lot de cadeaux contre une nuit chez l'habitant, ou que nous roulions de nuit car l'un de nous reprenait le service tôt le lendemain. Une tante de Lech finit par nous prêter une caravane pour l'été. 

« Ça me rappelle la première nuit qu'on a passée ensemble, chuchota Andreas.

- Oh pitié... je ne veux pas savoir... répliqua Guillaume.

- Mais non ! rétorquai-je, Lillie était là aussi !

- De pire en pire... »

Nous rîmes. Andreas raconta tout. Il s'en souvenait avec la même précision que moi : le goût du vin, le sel sur nos visages, le soleil matinal dans la lucarne du grenier.

« Et grâce à Lillie, Andreas est venu jusqu'à Carlieux chanter sous mon balcon.

- Hé, non, j'ai pas chanté, arrête de raconter n'importe quoi.

- Je me rappelle, j'ai vraiment cru que vous étiez frères... Vous avez les mêmes yeux. »

La main d'Andreas effleurait mon poignet.

« Et tes parents, Vincent ? Tu n'en parles jamais...

- Ouais, c'est un peu dur.

- Désolé.

- Ça va, c'est pas grave. T'as le droit de demander. »

Personne n'ajouta mot. Je pris une grande inspiration et poursuivis :

« T'as le droit de savoir : ... »



Bientôt, d'autres musiciens furent attirés par les sons de nos concerts. Le groupe de spectateurs gonflait sensiblement, les discussions qui s'ensuivaient étaient plus intéressantes. Notre nom portait un peu plus loin que le coin de la rue. Et au Rex, au Milton, ou dans le hangar de sports des écoles de commerce à des lieues de chez nous, dans des sous-sols à la chaleur insoutenable, dix personnes devinrent trente, les copines sourirent au premier rang, certains dansèrent et reprirent nos paroles, les autocollants furent retrouvés dans des lieux où nous n'étions jamais passés. Michelle nous mit en contact avec les Forceuses d'Avalanches, un groupe qu'elle manageait. Nous aimions leur chanson Lust Highway qui passait à la radio, très sensuelle et en même temps un peu math-rock : le guitariste en était fan, Anka la fredonnait souvent. Elles connaissaient une certaine notoriété dans leur registre au point d'avoir monté leur propre boîte de production. 

Nous les conviâmes à une de nos soirées dans la vieille usine, à laquelle personne ne se bousculait : à côté d'une dizaine d'artistes étaient assis deux camarades de fac de Guillaume. « Eh bien..., murmura Andreas, lorsque la porte se referma sur eux et fit méchamment résonner le vide, voilà qui va relever la nuit. » Nos invités saluèrent les artistes, explorèrent leurs ateliers pendant que nous terminions de nous préparer. Je croisai le regard d'Iwan le premier. Il me sourit d'un air si triste et désœuvré qu'il me sembla fugacement qu'il était un étranger. Il souriait dans le vide, avec le mol espoir que ce signe m'atteigne. Nous allions finir par nous fondre dans le décor, quelques fantômes de plus dans l'usine abandonnée dont les portes laissaient passer tous les courants d'air et la fougue évaporée. Je refusais de jouer comme il souriait : frotter mes cordes dans le vide en espérant qu'elles se répercutent quelque part. Il dit quelque chose que je n'entendis pas. Je fronçai les sourcils et lui fis signe de répéter mais je ne percevais pas mieux. Un son que je ne définissais pas accaparait mes tympans et couvrait la voix de mon ami : les courants d'air. Ils parcouraient les galeries et faisaient vibrer les rambardes de Lech. Mais oui ! C'était une présence... Je frissonnai. La vieille usine chantait, elle aussi ! Nous nous étions noyés dans sa gueule béante, elle nous engloutissait dans son orgueil et son amnésie, il nous fallait nous fondre dans sa plainte si nous voulions toucher quelque chose. Elle aussi était affamée.

Lorsque je relevai la tête, après avoir joué, le silence était lourd comme du plâtre humide, collait à la peau. Comme la paralysie au sortir d'un cauchemar. Guillaume soupira et me donna une petite tape sur la tête, mi-affectueuse, mi-embarrassée, pour défaire le charme.

« On ne pourra pas vous reprocher de manquer de style, apprécia Victoire.

- C'est intense, ajouta Nathan. Il y a des moments franchement éclatants. Mais vos intros sont longues. On comprend, quand tu commences à chanter, Lillie, que si c'était plus court, il manquerait de quelque chose mais c'est difficile de s'y plonger. Il faut s'accrocher. C'est comme une énigme qui trouverait sa clé de voûte à la fin, quand... Quand toi, Andreas tu...

- C'est pas non plus vraiment prétentieux, c'est juste... Comme "réservé", tu vois ce que je veux dire ?

- Je crois. »

Nous jouâmes un peu tous ensemble. Andreas et Nathan disputèrent des duels de batterie, Lillie et Victoire parlaient de leurs groupes favoris. Ils étaient tous si authentiques. Je ne pouvais me détacher d'un sentiment d'imposture. Guillaume soupira :

« T'es vraiment grave asocial... Je donnerais n'importe quoi pour être aussi doué que toi, pouvoir suivre ces conversations et tu tergiverses comme un... »

Je levai les yeux au ciel et il poursuivit :

« Non mais je suis sérieux, c'est la première fois qu'on rencontre des gens qui en vivent, tu vois... Pour toi, ça doit être...

- Pour moi ? Pour nous tous, non ? »

A la fin de la journée, Andreas, qui n'y tenait plus, leur prêta des percussions qui amplifiaient les siennes : conga, bongos, cloches tubulaires, hang... Notre Shiva, handicapé dans ce bas-monde, profitait de ces mains nouvelles pour déployer son orage ; non une marche, un danseur sur le plancher, des amoureux qui courent dans un hôtel en frappant sur les murs ; le refrain, écrasé par le vent, d'un chant norvégien ; la vague qui se fracasse au creux d'une falaise dans un claquement sourd. 

Lillie et moi échangeâmes un regard complice. Nous savions déjà que les Forceuses ne pourraient plus jamais retourner en arrière. Ils étaient changés. C'était foutu. Je murmurai :

« Tu ne trouves pas que c'en est effrayant de facilité ?

- Facilité ? Voyons... Ne parle pas de facilité à Guillaume qui se tue au travail et en répétitions. Ne parle pas de facilité à tes cernes et tes migraines, ni aux nuits passées à jouer. Regarde les yeux mi-clos d'Andreas, ses crispations, sa minerve, ses tensions à répétition, son visage déformé par la concentration et l'effort. Ne parle pas de facilité alors que ça fait dix mois qu'on se tue à répéter. »

Andreas papillonna toute la nuit, affolé par leur aura lumineuse, persuadé qu'ils étaient de bonnes fées chargées de lancer notre destin. J'en doutais, moins excité que lui par la célébrité. Je redoutais cette tendance qui l'amènerait inévitablement à revivre les moments douloureux qu'il avait pu connaître aux côtés de Cassandra et Elena, mais je les lui avais promis. Il se contenta de sourire. Nathan revint à sa rencontre, aussi n'insistai-je pas.

Je me perchai avec une boisson verte, près de l'œuvre inachevée de Lech qui côtoyait celle d'Iwan. Elles s'arrêtent donc, les lignes... Finit-on par laisser en suspens ce qui nous hante ? Dos à la balustrade, je tentai de dessiner ma musique sur leurs dessins croisés, telle qu'elle m'apparaissait parfois tracée sur des rubans, mais cela ne rendait rien. J'ouvris la bouche pour en discuter avec Andreas avant de me rappeler qu'il n'était pas là. Je contemplai à nouveau le mur en songeant à toutes ces lignes qui me liaient, à Andreas bien sûr, à Lillie éternellement, celle que j'avais réussi à forger avec Guillaume, avec Iwan si chaleureux. Avec cette personne dans le public qui reconnaissait quelque chose entre mes cordes. Et ces lignes s'arrêtaient brutalement derrière un mur que j'avais dressé dans ma tête il y avait bien longtemps, pour ne jamais être renversé. 

Guillaume me rejoignit. Je lui souris le premier.

« Je m'en veux un peu. J'ai longtemps pensé que tu avais de la chance. Tu ne sembles pas douter un seul instant de ce que tu fais, murmura-t-il.

- Je vais te dire un secret, je n'ai aucune idée de ce que je fais. J'essaie de jouer. Et je n'ai pas tout à fait envie d'y arriver parce que j'ai peur du vide.

- Pourquoi tu crois tellement fort que tu ne trouveras que du vide ? »

Je haussai les épaules en continuant de sourire, désemparé. Andreas adorait avoir faim. Cela ne me blessait pas d'être le simple témoin de son bonheur, de celui de Lillie car, moi, je ne savais pas les entourer comme ces camarades drôles et affectueux, je ne savais que les élancer vers mon idéal. Alors, ils y trouvaient sans doute un peu leur compte puisqu'ils me suivaient, mais je les comprenais, moi.

"Je suis la tristesse-même, mais non la vilaine et pauvre tristesse qui assombrit tout. La mienne brille comme une étoile. Elle illumine le chemin de l'art à travers l'effroyable nuit de la vie" avait écrit Camille dans le dernier livre qu'il m'avait offert, Alcools.

Il hocha la tête, termina son verre et marmonna :

« Parfois, je te regarde, Vincent... Et je me demande dans quelle galère je me suis fourré. »

Guillaume était fatigué et chargé de travail et il rentra tôt, Franz se perdit dans des théories conspirationnistes, Iwan tenta de le faire taire et finit par l'accompagner au tram. Refroidies, les Forceuses s'en allèrent tôt, malgré les regards suppliants de Nathan.

Andreas se montra odieux avec Anka, tel Lucifer, favori déchu, tout en ruse et séduction. Il la fit rire, danser et boire beaucoup. Il savait que cela l'endormait. Elle passa la nuit chez nous pour la première fois en croyant que leur histoire repartait. Elle ignorait que, sitôt qu'elle fut assoupie, c'est moi qu'il rejoignit. 

« T'es pas sérieux...

- Tais toi. J'ai trop bu, moi aussi. »

Sa main glissa sur ma joue et le bout de son pouce frais s'attarda sur mes lèvres. Je fermai seulement les yeux en priant, pour Anka, qu'il ne tentât rien car je ne pouvais pas m'empêcher d'être fou de joie. Je ne valais pas mieux que lui. Sous sa main, mon coeur nu ralentit pour le toucher plus puissamment que jamais. Je perdais la tête. Un bout de mon pied nu caressait le sien et je ne m'en étais même pas rendu compte. J'avais envie de le saisir dans mes mains et de le réchauffer de baisers. Je frissonnai, nauséeux et angoissé. Mais pas seulement angoissé.

Je l'entourai de mes bras et me penchai sur ses lèvres.

Et c'est toujours la même chose. Quelque chose envahit mon âme et m'entraîne loin de lui. Des étoiles dansent devant mes yeux, elles dessinent des traînées aveuglantes, des portées infernales et dans mes oreilles qui bourdonnent, je cherche cette voix, j'ai tellement envie de jouer avec lui, car quand nous jouons...

Quand nous jouons, il est avec moi, je suis avec lui.

« Vincent ? » murmura-t-il bouleversé en effleurant mon bras entre deux baisers malmenés.

« Tu as mal à la tête ?

- Oui. 

- Lève-toi. On va au studio.

- T'es pas fatigué ? Et Anka ?

- Je ne peux pas dormir. »

Good night
I go to walk alone
You can sleep in my bed
I will be long tonight
I will sing all alone

Some nights your heart will seem unbearable
some nights, the sky will look like blood diamonds
until one day, you sing without crying

Good night
Forget your fairy tales
I can't hear them tonight
I need to talk to him
And sing up all night long

Instantané, cruel et stupéfiant.

« C'est terminé, cria-t-il debout sur le canapé, en faisant valser ses baguettes au-dessus de sa tête, comme il aurait levé une coupe de champagne. Avec Anka, c'est terminé, c'était... Une sale, une bien sale erreur... 

- Je suis désolé... soufflai-je péniblement. Je suis si désolé de te voir comme ça. Ce n'était pas sa faute.

- Et toi ? Tu voulais que je profite, ou que je trouve une fille que j'aimerai et qui m'aimera vraiment ? Faut arrêter de te faire des illusions, Vincent, tu auras beau me donner le monde entier, tu ne trouveras pas une personne que j'aimerai comme... ça... Tu n'y arriveras pas... »

Moi non plus, tu sais.

Alors, jouons, jusqu'à crever la gueule ouverte dans les bras l'un de l'autre.


Nous rentrâmes en parcourant les rues gluantes de l'aube. La boulangerie qui ouvrait tout juste nous offrit un prétexte pour être sortis. Je marchais sans réfléchir, fatigué par la nuit blanche, bien sûr, assommé par la musique. Nous fîmes un détour inutile, épaule contre épaule, en reniflant l'un après l'autre.

La lumière filtrait sous ma – notre porte. Andreas blêmit. Je l'encourageai d'une petite tape dans le dos et l'attendis dans la cuisine face à nos stupides croissants, la tête dans les mains.

Enfin, il pressa mon épaule. Elle était partie.

Le lit était tiède. Il ramena le drap sur nos têtes. "La mer' en sourdine. Sa main froide vint chercher la mienne. Je sentais avec effroi et ravissement les lignes qui nous unissaient se redessiner dans le silence et le repos.

Inchangées, intactes, elles s'entrelaçaient sur mon cœur avec des cris de joie.

Non,

Plus rien ne peut nous arrêter.

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