La Souveraine (6)

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Par la suite, Eliane évita de se mêler de trop près à la politique de l'ensemble du royaume. Au lieu de cela, elle continua à prendre des nouvelles de sa Province par l'intermédiaire de son père et de son oncle et, avec Uriel à ses côtés, parchemin en main, elle procéda en premier lieu à une inspection complète des quartiers des serviteurs. Durant les cinq hivers qu'elle avait passées au château, elle s'en était abstenue, puisqu'elle n'avait aucune autorité sur ce qui s'y passait. Mais maintenant qu'elle était maîtresse du palais, elle ne se priva pas de faire les chambres une par une, parlant aux domestiques lorsqu'ils étaient présents, notant ce qui manquait et ce qui devait être réparé, remerciant chacun pour le travail fourni jusque là. Évidemment très mal interprété par la noblesse, le geste lui valut en revanche une admiration renouvelée de la part de ceux qui permettaient au château de fonctionner correctement.

Avec Karashei, elles parlèrent durant des heures et des heures des différentes Provinces, de ceux qui les représentaient à la Cour, des dangers de chacun. Ce fut aussi à Karashei qu'Eliane offrit, presque spontanément, quelques uns de ses plus beaux pantalons. La Demoiselle n'étant pas dupe, dès le lendemain, elle s'en habilla au petit-déjeuner, ce qui lui valut d'abord des regards moqueurs de la part des autres femmes. Mais, lorsqu'Eliane franchit à son tour les portes de la salle de réception en long pantalon tombant, les ricanements s'éteignirent, remplacés par une lueur de jalousie mauvaise. Une décade plus tard, la moitié des femmes s'y étaient converties, et les couturières du château ne savaient plus où se donner la tête.

Et puis, enfin, une lune entière après son couronnement, Eliane franchit pour la première fois les portes de la salle du conseil restreint. Elle prit place aux côtés de son époux en silence, fit signe à celui qui avait la parole de continuer, et écouta durant les heures qui suivaient. Les discours qu'elle entendit, contraires à tout ce que son père lui avait enseigné dans son enfance, lui hérissèrent le poil, mais elle demeura muette jusqu'à ce que son mari lui demande finalement ce qu'elle en pensait.

— Je pense que vous avez tort. Tous. Vous n'avez aucune idée de l'absurdité de vos exigences.

Ses paroles jetèrent un froid dans la salle agréablement chauffée au feu de cheminée. Les ministres ouvrirent la bouche pour protester, mais comme le Roi Vilhelm ne pipait mot, ils n'osèrent pas non plus s'imposer, maintenant que la parole avait été accordée à leur souveraine.

Eliane jeta un bref regard interrogateur à Vilhelm, qui l'encouragea à poursuivre d'un hochement de tête. Il y avait une étincelle de curiosité au fond de ses yeux noirs, comme de l'expectative silencieuse. Les tensions qui avaient semblé émerger au début du règne s'étaient temporairement apaisées, mais Eliane les sentait bouillonner sous la surface, comme un ruisseau aux eaux troubles et aux courants traîtres.

— Chez moi, nous allons régulièrement voir chaque famille, ou alors, inversement, nous l'invitons chez nous. Nous leur demandons ce dont ils ont besoin, ce qu'ils voudraient voir comme aménagements pour...

— Je ne souhaite pas vous offenser, Votre Grâce, l'interrompit un vieil homme aux cheveux gris filasse, mais ceci n'est pas la Province d'Ombre.

— Je souhaite pas vous offenser, Messire, mais le fait est que votre économie est en chute libre depuis des hivers, alors que la nôtre fleurit.

La remarque acide refroidit le vieil homme, qui coula un regard presque désespéré à son souverain. Mais Vilhelm ne bougeait pas. Ses yeux sombres étaient rivés sur Eliane, emplis de questions silencieuses. Voyant qu'elle avait son soutien muet, elle reprit :

— Vous êtes enfermés dans ce château, à l'abri de la réalité. La famine, le froid, les épidémies, ce ne sont pas des faits de votre quotidien. Au lieu de chercher à imposer des taxes à l'aveuglette, allez à la rencontre de la population. Sachez ce dont elle a besoin, avant de réclamer quelque chose de sa part.

Dynasties / ElianeWhere stories live. Discover now