La Favorite (2)

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Eliane tendit la main vers le visage d'Imogen, passa doucement ses doigts sur sa joue fardée, mais striée de sillons plus sombres là où le maquillage avait coulé un peu plus tôt, et lui souffla :

— Mais c'est vous que le Prince aime. Et je ferai en sorte qu'il ne remarque que vous ce soir.

Elle tendit la main derrière elle, attrapa à l'aveuglette la poignée d'un haut placard dissimulé derrière un rideau, et écarta les deux d'un même mouvement, dévoilant un petit mannequin, qui semblait presque crouler sous le poids de la large robe qu'il supportait. Imogen, encore concentrée sur l'ensemble de la pièce, mit un instant à repérer l'œuvre d'art, mais dès qu'elle posa les yeux dessus, elle fut incapable de s'en détacher.

Pour une fois, Eliane avait suivi à la lettre les principes de la Cour d'Ombre. La jupe était épaisse, vaporeuse, surchargée de tulle blanche bouffante. Malgré la faible lumière du dressing, les centaines de petits cristaux transparents incrustés dans le corset étincelaient, reflétaient le moindre rai de lumière. Le bustier en forme de cœur dénudait les épaules, mais les gants de dentelle immaculée dissimulaient les bras depuis le coude jusqu'au bout des doigts.

Elle avait beau l'avoir fait concevoir, Eliane ne s'était jamais vraiment autorisée à la regarder depuis la dernière décade, sachant pertinemment qu'elle n'allait pas la porter. Maintenant qu'elle s'autorisait à la regarder, elle savait exactement pourquoi elle s'était refusé la simple vue de la robe. Elle ne se considérait pas comme vaniteuse ou matérialiste, mais elle avait réellement mis son âme et ses espoirs dans la conception de cette tenue. Si Imogen et Vilhelm ne s'étaient pas rapprochés dans l'ombre des couloirs du palais, elle aurait pu la porter. Elle l'aurait voulu, en vérité.

— J'espérais vous faire un peu d'ombre, fit-elle semblant d'admettre avec un rire gêné.

Imogen avait mordu à l'hameçon. Elle ne le savait pas, mais elle était déjà perdue. Ses yeux d'ambre fichés sur les épaisseurs de tissu étincelaient d'une convoitise mal étouffée, d'une admiration impossible à contenir. Elle était trop bien éduquée pour se jeter sur la robe, mais Eliane sentait qu'elle s'en retenait tout juste. Son amertume se mua en une douce rancœur, qu'elle camoufla sous un sourire gêné. Heureusement pour elle, ses couturières attitrées, trois femmes dans la fleur de l'âge, aux doigts agiles et aux ongles crochus, arrivèrent à ce moment, lui évitant les questions dérangeantes. En moins de temps qu'il n'aurait fallu pour le dire, Imogen se retrouva en train d'enfiler une large crinoline d'osier afin de donner encore un peu de largeur au volumineux jupon, aidée par Astryd, tandis que les trois femmes préparaient fils et aiguilles pour faire les derniers ajustements.

Eliane assista aux préparatifs dans un état second. Elle était ravie, d'une certaine manière, que tout se passe bien. Mais, d'un autre côté, elle aurait réellement aimé être le centre de l'attention, pour une fois qu'elle se donnait vraiment la peine de faire comme tout le monde. Cette soirée aurait pu être son triomphe, s'il n'y avait pas eu Imogen.

Plus elle y réfléchissait, plus elle détestait n'avoir eu que cette solution pour se débarrasser de la favorite du Prince. Si elle avait eu plus de temps, elle aurait certainement pu faire différemment. Tant pis, finit-elle par soupirer en son for intérieur alors que les couturières reculaient pour jeter un regard d'ensemble à la robe. Mais, alors même qu'elle pensait avoir fait la paix avec elle-même, un constat amer la frappa. Imogen était sublime, et portait probablement mieux cette robe qu'Eliane ne la porterait jamais. Une brève retouche de maquillage que sa suivante, appelée par Astryd, s'occuperait de faire, et elle serait le centre de l'attention de tous durant toute la soirée.

— Eliane, vous êtes certaine de vouloir me la laisser ? demanda brusquement la brunette, voyant le trouble sur le visage de la Dame d'Ombre.

Cette dernière se mordit la langue pour se recomposer une expression neutre, finit par esquisser un sourire qui se voulait sincère, et hocha la tête.

Dynasties / ElianeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant