La Souveraine (2)

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Toujours profondément en colère, et pourtant sincèrement touchée par le décès de l'une de ses proches de la Cour de Ciel, qu'elle devait assumer comme étant de sa faute, Eliane pinça les lèvres, tourna la tête vers sa servante et amie. Leurs regards se croisèrent et, sans parler à haute voix, elle formula du bout des lèvres un nom. Astryd acquiesça, pivota sur ses talons et s'en fut, suivie par les regards interrogateurs des hommes de la pièce.

— Altesse... souffla doucement Eliane.

Vilhelm braqua sur elle ses yeux sombres, mais les détourna bien vite, craintif et blessé.

— Je sais... que vous m'avez dit...

Il s'interrompit, incapable de poursuivre, et Eliane ne chercha pas à le pousser. Elle avait une conscience aiguë de ses propres sentiments meurtris. C'était à cet homme qu'elle s'était destinée. Un homme qui aimait un fantôme, et qui ne l'aimerait jamais réellement, elle. Elle savait qu'elle pouvait essayer autant qu'elle voulait, elle ne parviendrait à rien. Tout comme il n'y avait pas de potion qui pouvait forcer une transformation, il n'y avait pas d'enchantement qui puisse obliger quelqu'un à tomber sincèrement amoureux.

Il y avait en revanche un sortilège qui pouvait soulager la souffrance de Vilhelm, pour peu qu'il le souhaite.

Comme en écho à ses réflexions, des pas résonnèrent bientôt dans le couloir, et Astryd se matérialisa dans l'embrasure, accompagnée d'un vieillard qui, malgré son âge, avançait aussi vite que la jeune servante. Eliane se redressa imperceptiblement, soulagée, tandis que le médecin royal se crispait à la présence de l'alchimiste. Ce dernier s'inclina profondément devant son Roi, puis devant son Prince, même si sa Dame d'Ombre nota la tension de ses épaules, preuve qu'il ne reconnaissait leur autorité que pour le moment, par nécessité.

— Pourquoi l'avoir appelé ? interrogea Laurus sèchement.

Eliane ne tourna pas un instant le regard vers son souverain, mais préféra fixer son fiancé pour expliquer :

— Il y a longtemps, j'ai perdu quelqu'un qui m'était très cher.

— Votre mère ? souffla Vilhelm, à qui la douleur faisait oublier les convenances.

Un instant, le visage brumeux, distant, presque oublié, dansa dans l'esprit d'Eliane. Elle acquiesça lentement.

— Je sais qu'à Ciel, l'alchimie et les enchantements ne sont pas aussi fréquemment utilisés qu'à Ombre. Néanmoins, ils peuvent remédier aux maladies du cœur et de l'âme, comme cela a été le cas pour moi. Maître Lewuen a réussi à me soigner lorsque j'aurais voulu me laisser dépérir de tristesse.

Elle n'eut pas besoin de tourner la tête pour deviner le fin sourire attendri de l'alchimiste, imperceptible à quiconque d'autre qu'elle ou Astryd.

— Je me dois de vous avertir, cependant, reprit-elle après un bref silence. Cet enchantement n'est pas éternel. Si vous ne le renouvelez pas, les souvenirs reviendront... et la souffrance aussi.

— Je veux...

Vilhelm hésita, parut tergiverser un instant. Ses yeux sombres étaient troubles, voilés de douleur et de regrets à peine étouffés.

— Je veux oublier... finit-il par murmurer avant de hoqueter à nouveau, et de fondre en larmes comme un enfant.

Premier amour, premier chagrin, songea Eliane. Le souvenir d'Illyn, l'apprenti forgeron, affleura dans sa mémoire et une grimace amère, teintée de tristesse, plissa ses lèvres. Maintenant que le sortilège d'Aitah s'était dissipé, elle était capable de discerner la différence entre la souffrance fugitive, mais aiguë, qu'elle avait ressentie en perdant un homme au profit d'une autre femme, et la douleur profonde et lancinante de la perte de sa mère. Ce n'était certes pas le même amour que celui que Vilhelm avait témoigné à Imogen... mais comme elle l'avait elle-même expliqué à son père, Vilhelm n'était encore qu'un enfant. Surprotégé, inconscient de la violence de son monde, enfermé dans une cage dorée. C'était certainement la première fois qu'il souffrait réellement.

Dynasties / ElianeWhere stories live. Discover now