La Favorite (6)

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Secouée par l'entrevue, à laquelle elle avait en réalité assisté en tant que spectatrice, Eliane mit quelques secondes à reprendre ses esprits. Entendant les échos des pas de son père s'éloigner, elle se redressa, s'inclina devant son roi et son fiancé puis, sans réellement justifier son départ, fila dehors, rattrapa son père au pas de course.

— Père, qu'est-ce que...?

Zerrhus pivota pour lui faire face. Il y avait une sauvagerie animale dans son regard, une indescriptible fureur qu'elle ne reconnut d'abord pas.

— Le passé qui nous unit, Laurus et moi, souffla-t-il d'une voix rauque, est souillé de sang et de violence. Pourtant...

Il hésita, et sa voix se craquela.

— Pourtant, à une époque, nous étions amis. Mais c'était avant que la royauté ne nous éloigne, avant que nos devoirs et notre éducation ne nous fassent réaliser que nous étions trop différents. C'était avant Alia.

La souffrance muette qui exsudait par tous les pores de sa peau frappa Eliane avec la force d'un bélier, et elle réalisa ce qui – ou plutôt qui – avait provoqué la rupture. Brutalement secouée par l'évocation du nom, elle replongea plus de quinze hivers en arrière, à une époque où un doux rire féminin, familier et rassurant, lui chatouillait les tympans au quotidien. Un instant, la solide couche de magie qui enveloppait son cœur et la protégeait de souvenirs douloureux se fissura, et elle entendit à nouveau la voix de sa mère, cristalline, comme si elle se tenait, là, à ses côtés. Les larmes affleurèrent dans ses yeux.

La colère de Zerrhus fut aussi explosive que fugitive. Lorsqu'il vit sa fille si vulnérable, secouée par les échos d'un passé qu'elle aurait dû avoir oublié, il se calma d'un seul coup, rompit d'un pas la distance qu'elle avait instaurée par réflexe, perturbée par son comportement, et l'étreignit fortement. Blottie contre lui, elle laissa échapper quelques larmes silencieuses, qui coulèrent le long de ses joues en laissant un sillon de sel sur leur passage, murmura doucement :

— Maman...

Son père passa une main dans ses cheveux, déposa un baiser papillon sur sa tempe, lui souffla à l'oreille :

— Si tu le souhaites, je t'enverrai Lewuen. D'accord ?

Elle grommela une phrase incompréhensible, garda encore quelques instants le nez enfoui dans la fourrure du col de son père, puis se détacha lentement de lui. Ses yeux azurins étaient rougis, sa tristesse palpable. Face au regard interrogateur de son père, elle soupira.

— Je ne sais pas encore... lâcha-t-elle d'une voix chevrotante. Peut-être... peut-être que je voudrai... essayer de me souvenir...

Zerrhus la considéra quelques secondes avec une attention mêlée de tendresse, puis sourit doucement.

— D'accord.

Il lui prit les mains, les serra. Dans ses yeux polaires, une douleur aussi profonde – si ce n'était plus encore – que celle d'Eliane, affleurait, et pourtant, sa voix ne trembla pas lorsqu'il souffla :

— Alia serait fière de ce que tu fais pour Ombre.

Eliane ravala un sanglot amer, se remit en chemin. Les longs couloirs sombres étaient vides, et les échos de sa voix s'entremêlaient en rebondissant sur les murs, formant un doux brouhaha incompréhensible pour quiconque aurait essayé d'écouter de loin.

— J'espérais connaître ce qu'elle avait connu... un homme fort... capable... murmura-t-elle en essuyant ses larmes. Au début, j'aurais pu croire qu'il avait l'allure d'un roi... mais il n'en est rien. Un mur de faux-semblants qui dissimule ses lacunes et ses doutes sur tout et tous, y compris lui-même. Il est futile, enfantin, colérique.

Dynasties / ElianeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant