Prologue

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- Neuf ans ? Mais elle est déjà bien grande ! J'avais dit six, sept ans tout au plus !

- Sans doute, Révérende Mère, mais elle s'est montrée exceptionnelle dans le maniement de l'arc et connait déjà l'étiquette de la cour. J'ai osé penser que ces particularités vous feraient gagner un temps précieux, que son âge avancé vous refuse.

La fillette jeta un regard impassible à la porte en bois de sous laquelle s'échappaient les paroles des adultes. Elle attendait devant le bureau de la directrice de l'orphelinat depuis de longues minutes déjà. Plutôt que de faire les cent pas, elle avait préféré s'adosser contre le mur de pierre froide, face au battant. Le dos droit dans sa robe d'un bleu délavé, les bras croisés, elle attendait que l'on daigne l'appeler... ou la renvoyer à son cours de couture.

- Son arrivée est récente. Une semaine, m'avez-vous dit. Ne pleure-t-elle pas encore sa famille ? Je n'ai pas le temps pour ce genre de contrariété.

La fillette tressaillit. Les souvenirs déferlèrent sans qu'elle ne puisse l'empêcher. Le noir. Les hurlements. Le sang. Un goût âcre envahit sa bouche alors qu'elle se mordait la lèvre pour ne pas faiblir. Elle se força à respirer pour détendre sa mâchoire, tétanisée. Les images refluèrent avec ses émotions. C'était fini. De plus en plus facile. Elle ne verserait plus une larme.

- Non, cette enfant a une force de caractère inégalée, c'est la première fois que je vois autant de maîtrise chez une fillette de cet âge, après un tel drame. J'ai pensé que pour... ce rôle, elle serait parfaite.

- Très bien, faites-la entrer.

Le bureau était meublé sobrement, éclairé par une petite fenêtre à la vitre de papier huilé qui laissait pénétrer une lumière jaunâtre. L'enfant eut un mouvement de recul instinctif en entrant dans la pièce. La Révérende Mère, assise dans un fauteuil en bois, était vêtue de noir des pieds à la tête. Une chemise et un pantalon de toile de qualité, sans ornement, le visage était lui-même masqué et voilé. Seuls deux yeux couleur de suie brillaient d'intelligence. Sans qu'on ne le lui demande, la fillette exécuta une révérence parfaite face à une personne de ce rang, et attendit, les yeux baissés. Passé ce moment de surprise, elle ne tremblait plus, impassible.

- Comment t'appelles-tu, ma petite ? demanda la femme d'une voix plus douce que son accoutrement aurait pu le laisser supposer.

- Lurhanda... fille de Thoranda, Révérende Mère.

Sa voix avait tremblé en prononçant le nom de la défunte, mais elle se reprit rapidement.

Pourquoi poser une telle question ? Elle avait entendu la directrice la nommer quelques instants plus tôt. Peut-être la mère supérieure ne voulait-elle que la faire parler pour juger de son attitude.

- Banale, taille moyenne, yeux et cheveux bruns, ni trop jolie, ni trop laide... commença à énumérer la femme en observant l'enfant avec attention. Un vilain accent des montagnes, mais il n'est pas trop marqué, ce serait vite corrigé. Aucun autre signe distinctif, m'avez-vous dit ?

Assise derrière son bureau, la directrice opina en souriant à Lurhanda d'un air encourageant. Mais cette dernière se moquait bien de ce que pouvait dire la mère supérieure. Sa vie s'était suspendue au moment où celle de sa famille s'était arrêtée. La fillette restait figée, les yeux baissés.

- Sais-tu pourquoi je suis ici, Lurhanda ?

- Oui, Révérende Mère. Vous souhaitez savoir si je pourrais devenir Officieuse.

La femme haussa les sourcils derrière son masque, surprise.

- Tu es vive d'esprit.

Lurhanda garda le silence. Elle était assez souvent allée à la cour pour savoir que les femmes vêtues de noir étaient les Officieuses. La garde personnelle de la reine, avec les Officielles. Tandis que les secondes agissaient en pleine lumière et paradaient aux côtés de la souveraine, les premières se glissaient dans l'ombre. Elle savait que n'étaient recrutées que des enfants orphelines afin de permettre un parfait anonymat. À la vérité, les informations qu'elle possédait s'arrêtaient là car le mythe se mêlait à la réalité lorsqu'il s'agissait de cet ordre.

- Et que penses-tu de servir ainsi notre reine ?

- Ce serait un grand honneur, Révérende Mère.

Impossible de répondre autrement. Lurhanda ne faisait, de toute manière, que dire la vérité. Ses parents auraient été fiers d'elle. Née dans la petite noblesse montagnarde, elle avait appris à respecter la souveraine, celle qui permettait par sa magie de ne pas ployer sous le poids de la neige chaque hiver. 

De manière plus égoïste, Lurhanda savait aussi qu'en restant à l'orphelinat, elle se condamnait à une vie de misère. À seize ans, elle serait jetée dehors et ce n'était pas ses talents d'archère qui lui seraient bien utiles si elle n'avait pas les moyens de s'acheter un arc. Sa famille avait tout perdu, et il ne lui restait plus rien. Elle ignorait les conditions de vie des Officieuses, mais il était certain que n'importe quelle alternative à la rue était préférable. Sa vie avait perdu toute couleur, certes, et elle ne se battrait pas pour suivre cette femme inquiétante. Mais, elle n'était pas non plus stupide au point de laisser filer une telle chance de quitter l'orphelinat si on la lui offrait.

Le lendemain, la fillette avait dit adieu à son ancienne vie. Elle embrassait la nouvelle sous un nouveau nom : Sanhild.


*** Voilà pour ce nouveau roman, j'espère qu'il vous plaira ! Comme d'habitude, je suis ouverte à toute critique et n'hésitez pas à traquer les fautes qui se seraient glissées dans le texte ! :) ***

OfficieuseWhere stories live. Discover now