3 a viz Gwengolo 2352*

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On va pleurer les enfants qu'ils ont enlevés comme on pleure ceux qui disparaissent en mer. C'est ce qu'ils ont décidé.

Ça me dégoûte.

J'ai passé la journée sur la falaise, à attendre le moment où on se lancerait à la poursuite des sorciers, à anesthésier ma rage dans les rafales, noyer mes larmes dans les embruns, cautériser mes sentiments au sel du large.

Quand la nuit est tombée et que la corne a sonné le ralliement, j'ai été aux communs, comme tout le monde — le bourg s'y réunissait pour débattre. Je me suis assis avec les autres gosses. Personne n'a pris place à côté de moi. À côté de moi, c'est la place de Kímon. Vide.

D'habitude, les problèmes, on y fait toujours face ensemble. Le bourg se réunit, la Yasarde du village énonce l'ordre du jour, tout le monde donne son avis — même moi, une fois, l'année dernière, j'ai pris la parole — et on arrête quand on trouve une solution qui convient bien à tous.

Pleurer les enfants comme s'ils avaient disparu en mer, ça ne me va pas, à moi. Pas du tout. Kímon n'a pas disparu. Il n'est pas mort. Il pourrait être pas loin.

Je leur ai dit. Je leur ai crié, même, tellement fort que Kristen a été obligée de me traîner dehors.

Calme-toi, qu'elle me suppliait par-dessus le vacarme du ressac. Comme si j'avais pu !

Je me suis barré dans la nuit. J'ai fui la lumière et la chaleur des communs, j'ai couru sur la grève, remonté le ponton, hurlé des insultes à l'océan, jeté de pleines poignées de sable contre le vent.

J'étais comme un fou, je faisais des allers-venues dans la vase, détrempé. La pluie ne suffisait pas à calmer le feu qui me brûlait le cœur. La colère y brûle toujours.

Ils m'ont cherché longtemps, dans le noir. Ils criaient mon nom, mais je m'étais planqué sous l'embarcadère, transi par la marée glacée. La Yasarde — Enema qu'elle s'appelle— m'a retrouvé, je ne sais pas trop comment. Elle m'a mis un manteau sur le dos. Kristen était là aussi. On est rentrés chez nous.

Enema m'a assis, Kristen a fait chauffer de l'eau, dans le silence. Je me mordais la lèvre pour ne pas trembler. La Yasarde et Kristen ont échangé quelques mots, à propos de de la mort de mes parents. Comme quoi il ne me restait plus que mon Kímon. J'avais la gorge tellement nouée qu'il m'a fallu plusieurs gorgées de tisane pour réussir à parler.

La Yasarde a pris le temps de m'écouter, puis m'a expliqué, avec beaucoup de douceur mais sans concession : poursuivre les sorciers, c'est risquer qu'ils s'attaquent de nouveau au bourg. Les enchanteurs se déplacent vite, ils peuvent être n'importe où, à des milliers de kilomètres de là. La sécurité du village passe avant.

Je sais déjà tout ça ! Mais comment veux-tu que j'accepte de croire à sa mort ? Il ne l'est pas.

Ils peuvent bien enterrer mon frère, moi, je ne l'abandonnerai pas.

* 3 septembre 2352

Le carnet de MadenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant