18 a viz Du 2352*

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« Évite de sortir de la ville, on m'a dit que c'était dangereux. »

Comme toujours, j'aurais dû suivre les conseils de Kristen, mais le froid est insupportable ici, à Paris, et les murs de la maison dans laquelle on vit laissent passer le vent.

J'ai marché jusqu'à la périphérie du quartier, là où la ville est dévorée par la végétation. Là où commence la forêt, on peut trouver du bois pour se chauffer.

Du bois, j'en ai trouvé, comme tout un tas de trucs relativement comestibles (champignons, racines, quelques pousses pas encore emportées par l'hiver) et toujours plus dignes à manger que la merde que je ramasse dans les poubelles que je me suis résigné à faire presque tous les jours.

Je cassais des branches bien sèches quand j'ai entendu un bruit, dans mon dos. Un froissement de feuille, suivi d'un souffle rauque que, d'instinct, j'ai mis dans la catégorie « danger absolu ». Le corps, dans ce cas-là, a des réflexes pas trop débiles : alors que mon cerveau, cet imbécile, me hurlait de me barrer, je me suis tourné très, très, très lentement.

Y avait un loup à trois pas de moi, posté sur une roche — ou un amas de béton devenu sauvage (il s'en passe des réflexions stupides quand on se retrouve en face d'une bestiole qui souhaite probablement faire de vous son repas). Ses yeux étaient au niveau des miens ; et donc, par extension, sa bouche à hauteur de ma gorge. Je suis resté plusieurs secondes complètement pétrifié, fasciné par l'ambre de ses iris, puis par la blancheur de ses crocs. Avec le recul, je pense que la bête devait être aussi surprise que moi : elle s'était figée, si immobile que je distinguais tout juste le jeu de sa respiration soulever ses côtes saillantes.

Toujours très lentement, j'ai levé la branche que, par miracle, j'avais gardée en main à ce moment-là. L'autre s'est tout de suite mis à gronder. On est resté à nouveau presque une minute à se dévisager. Il a découvert les babines, j'ai bondi sur lui en criant de toutes mes forces et je lui ai fichu un coup de badine sur le museau. Il a poussé un jappement de surprise et a disparu dans les bosquets.

Mes jambes tremblaient et ne me portaient plus. Je me suis aidé de mon bâton pour ne pas m'effondrer, je me suis baissé, j'ai ramassé mon paquet et j'ai tourné les talons. Tant que j'étais dans la forêt, je marchais très lentement, comme pour dire aux bêtes sauvages que je n'avais pas peur d'elles. Puis, quand j'ai foulé les pavés du quartier sud, quand j'ai senti sous mes pieds la dureté rassurante du dallage en béton craquelé, je me suis mis à courir à toutes jambes, comme si chaque pas projetait hors de moi toute ma terreur.

Jamais je suis rentré si vite dans notre taudis. J'ai claqué la porte, je l'ai verrouillée de ses deux gros loquets et là, je me suis laissé glisser au sol, la tête entre les bras, les dents serrées. Je tremblais tellement fort que mon dos cognait contre le bois du panneau.

La maison était vide (heureusement, j'aurais pas aimé que Kristen me retrouve comme ça) et silencieuse (excepté les sifflements du vent dans la toiture). Je me suis maîtrisé petit à petit, et puis, d'un coup, ça a lâché. J'ai pleuré, pleuré, pleuré, des larmes amères et des sanglots désordonnés, violents, hachés.

Je me suis relevé, j'ai arpenté le couloir et le salon avec dans l'idée de me calmer, mais ça n'a pas fonctionné. Le canapé moisi, le sol en terre battue, le luminaire toujours suspendu au plafond avec son ampoule explosée — doublement inutile puisqu'ici il n'y a aucune électricité ! — , les rideaux si sales qu'ils en sont sombres, ajourés par la mite... Où que mes yeux se posent, je ne voyais qu'une crasse épaisse, une décrépitude glacée qui me rappelait à ma situation : perdu, très loin de chez moi, lancé dans une quête sans espoir dans laquelle j'avais entraîné Kristen.

J'ai jeté le bois récolté dans l'âtre de la cheminée, j'y ai mis le feu avec difficulté tellement je tremblais et j'ai regardé le brasier se consumer. Bizarrement, ça m'a apaisé.

Ça s'est passé il y a quelques semaines. Je n'en pas parlé à Kristen. Ça ne sert à rien de l'inquiéter encore plus. De toute façon, on ne restera que l'hiver à Paris : dès les beaux jours, on quitte cette ville repoussante et on reprend la route pour Stuttgart, parce que c'est certainement là qu'a été emmené Kímon.

Quand même, le loup, il devait avoir faim pour se risquer à s'aventurer si près des habitations. Au moins aussi faim que moi.

 Au moins aussi faim que moi

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* 18 novembre 2352

Le carnet de MadenOù les histoires vivent. Découvrez maintenant